Du Muselmann des camps nazis au Musulman de Gaza

17:5323/08/2025, Cumartesi
MAJ: 23/08/2025, Cumartesi
Yasin Aktay

Après l’opération Déluge d’Al-Aqsa, la fureur génocidaire et agressive dans laquelle Israël est entré a fait apparaître une rencontre extrêmement significative. Depuis 75 ans, avec sa terreur d’occupation, avec les privilèges d’exception qu’il a obtenus face à toutes les règles, avec le soutien illimité des pays impérialistes, Israël qui semblait invincible, indomptable, infranchissable, inébranlable, a vu tout son édifice mis à mal par les orphelins de l’occupation, par le peuple de Gaza qui vit

Après l’opération Déluge d’Al-Aqsa, la fureur génocidaire et agressive dans laquelle Israël est entré a fait apparaître une rencontre extrêmement significative. Depuis 75 ans, avec sa terreur d’occupation, avec les privilèges d’exception qu’il a obtenus face à toutes les règles, avec le soutien illimité des pays impérialistes, Israël qui semblait invincible, indomptable, infranchissable, inébranlable, a vu tout son édifice mis à mal par les orphelins de l’occupation, par le peuple de Gaza qui vit depuis des années sous blocus.


Il existe un rapport de force totalement asymétrique, mais c’est justement la manière dont Dieu répond aux puissances déchaînées et prétendant se diviniser. Cette réponse est parvenue à son destinataire précisément par l’intermédiaire des Brigades al-Qassam. Dans cette confrontation, la performance de Hamas, malgré toutes les impossibilités, a montré combien l’histoire de David contre Goliath est actuelle et combien elle est une vérité réitérable. Et pas seulement cette histoire-là. Tous ces récits relégués au rang de mythes ou de légendes, considérés dans la compréhension historiciste d’aujourd’hui comme des fables du passé, les hommes se sont retrouvés prêts à y croire à nouveau. À tel point qu’en contemplant la noblesse de leur lutte pour la liberté menée au prix de leur vie, nous avons pu dire sans hésiter : "Le monde entier est prisonnier, Gaza seule est libre."


Oui, Gaza est libre, parce qu’elle ne se soumet pas. Gaza est libre, parce qu’elle choisit de se battre par sa propre volonté, et si nécessaire, de mourir avec honneur. Indépendant de ce système qui a réduit le monde entier en esclavage – par ses médias, ses idéologies de masse, ses illusions artistiques, par la menace des armes de destruction massive, par le soutien illimité des États-Unis et de l’Europe, ou encore par les chantages sexuels et les dossiers compromettants qui tiennent aujourd’hui prisonniers même de nombreux dirigeants, dont Trump – Gaza est ce peuple-là. Aujourd’hui, alors que les armées arabes, achetées par les armes américaines, n’osent jamais affronter une telle guerre, le peuple de Gaza, avec des armes extrêmement rudimentaires qu’il a développées lui-même, ose la mener. En réalité, ce courage ne provient ni des armes ni des calculs équilibrés de la force, mais de la foi dans le cœur, démontrée de manière évidente.


L’homme moderne, face à l’ordre dominant, a été réduit à une vie nue, et l’ordre dominant, aujourd’hui identifié au sionisme, a brisé par un moyen ou un autre toute possibilité de résistance. Le génocide appliqué à Gaza, la famine jusqu’à la mort, offre à toute l’humanité l’occasion de voir jusqu’où peut aller la démesure de cet ordre. En fait, les critiques de la modernité signalent généralement par de tels moyens la capacité – ou la prétention – de l’ordre dominant à réduire toutes les vies à un simple être biologique. L’ordre dominant est comme Nemrod : il prétend tuer qui il veut et laisser vivre qui il veut, et en même temps faire sentir qu’il ne sera pas interrogé sur cela.


Le concept de homo sacer (vie nue) d’Agamben a été inspiré par la typologie du Muselmann décrite par Zygmunt Bauman comme un exemple extrême du traitement infligé aux hommes dans les camps nazis. Dans le camp, tout le monde subissait ce traitement, mais au sein même des déportés, ceux qui avaient été le plus dépouillés, brisés, réduits à l’état biologique, étaient appelés Muselmann. Ce terme ne signifiait pas forcément que ces personnes étaient musulmanes : mais face à la torture, elles étaient devenues si faibles, leur dos si voûté, que les autres prisonniers les comparaient aux postures d’inclination (rukûʿ) des musulmans dans la prière, et c’est pourquoi ils les appelaient Muselmann. Ce n’est donc pas une appellation inventée par les nazis, mais par les autres déportés eux-mêmes, qui, en voyant l’un des leurs réduit à ce point, le désignaient par ce terme.


Dépourvue de volonté, réduite à la soumission, leur corps devenant un numéro biologique, sans âme ni personnalité, cette "vie nue" était associée au musulman par les yeux mêmes des déportés. Muselmann est en fait, depuis le vieil allemand médiéval, l’équivalent du mot "musulman". Étymologiquement, le mot renvoie directement au "musulman". Mais dans les camps, ce terme servait à désigner le type de détenu complètement épuisé par la faim, la fatigue, la maladie, ayant perdu toute résistance, et attendant la mort.


Les détenus utilisaient ce terme de manière ironique ou péjorative, pour désigner les plus faibles, les plus désespérés, ceux devenus des "morts-vivants". Le Muselmann n’était plus pleinement un homme, ni déjà mort : il était un "vivant-mort". Bauman, en partant de cette typologie, en passant par les analyses de la rationalité de Max Weber, s’en servait pour expliquer la raison instrumentale de la bureaucratie. Mais réduire la situation du Muselmann à un simple « produit de la rationalité bureaucratique » ne suffit pas. Pour lui, il s’agit de l’endroit où apparaissent les limites du droit, de la politique et de l’humanité. Dans la Rome antique, le homo sacer était une personne qui pouvait être tuée mais non sacrifiée. C’est-à-dire un être hors protection du droit, mais dont la vie biologique était maintenue. On ne pouvait pas l’offrir en sacrifice, car il n’avait rien de sacré, rien qui puisse être offert à Dieu. Dans l’époque moderne, la forme la plus pure de cette figure est le Muselmann : un être qui n’entre dans aucune catégorie juridique, morale ou humaine, "ni vraiment tué ni vraiment vivant". Sa mort n’est même plus considérée comme un meurtre, puisqu’il est déjà, dans la logique du camp, "mort" depuis longtemps.


En réalité, tant Bauman qu’Agamben mettent en lumière, à travers la figure du Muselmann, la faille éthique de la modernité et diagnostiquent l’essence biopolitique de la politique moderne. Ainsi, le Muselmann n’est pas seulement une réalité du passé, mais un "être nu" qui apparaît constamment aujourd’hui encore (réfugiés, camps, zones de guerre, quarantaines hospitalières, etc.).


Que les prisonniers des camps aient identifié leurs compagnons les plus faibles au musulman montre combien l’idéologie orientaliste ancrée dans l’esprit européen fonctionnait partout. Si même dans le camp nazi cette représentation fonctionnait, on peut dire qu’aujourd’hui, avec Gaza, cette typologie a subi une destruction majeure.


Alors que le monde entier s’est soumis et a capitulé à la domination sioniste, alors que la volonté de tous a été brisée, seul le musulman de Gaza a contesté cet ordre. Gaza est devenue une source d’espoir pour toute l’humanité en montrant la limite ultime au-delà de laquelle l’homme ne peut être réduit à une vie nue. C’est pourquoi, en Angleterre, un militant de gauche a pu dire : "La langue de la résistance de notre époque se parle en Palestine, l’acteur véritable de la révolution est le Gazaoui." Le Gazaoui, malgré toutes les tortures, tous les blocus, toutes les tentatives de génocide, malgré la faim qui l’a réduit à une peau sur des os, continue à résister avec son corps : il est un acteur d’exception.


Face à l’exceptionnalité du souverain, apparaît une héroïcité exceptionnelle et salvatrice au nom de l’humanité. Et aujourd’hui encore, cette héroïcité qui refuse de se soumettre à l’oppresseur a été incarnée par d’autres peuples musulmans, comme les Afghans et les Syriens. Face aux superpuissances auxquelles tout le monde s’est soumis, auxquelles personne n’osait s’opposer, le musulman est celui qui, aujourd’hui à Gaza, en Syrie, en Afghanistan, résiste, combat, ne se soumet pas, et donne même un sens à la mort dans une politique de l’existence.


Peut-être qu’en Afghanistan et en Syrie, cela n’a pas été pleinement le cas, mais dans l’exemple de Gaza, cette figure offre à toute l’humanité une inspiration pour critiquer l’ordre de domination dans lequel nous vivons, et un véritable espoir de pouvoir s’en libérer.

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