Journal de Bord de la Flottille 27: Cette question, je me la pose aussi ?

10:2128/09/2025, Pazar
Ersin Çelik

Ce voyage n’est jamais facile. Depuis notre départ de Tunis, c’est comme si un hameçon invisible s’était accroché à notre flottille. Des sabotages aux auteurs inconnus, des drones qui nous survolent nuit et jour et dont la seule présence pèse comme une menace psychologique, des voiles qui se déchirent au moment où nous en avons le plus besoin, des moteurs qui choisissent obstinément de se taire à jamais… Plus cette mission civile grandit par le sens qu’elle porte, plus la route s’allonge, se complique,

Ce voyage n’est jamais facile. Depuis notre départ de Tunis, c’est comme si un hameçon invisible s’était accroché à notre flottille. Des sabotages aux auteurs inconnus, des drones qui nous survolent nuit et jour et dont la seule présence pèse comme une menace psychologique, des voiles qui se déchirent au moment où nous en avons le plus besoin, des moteurs qui choisissent obstinément de se taire à jamais… Plus cette mission civile grandit par le sens qu’elle porte, plus la route s’allonge, se complique, se hérisse d’obstacles. La pression que l’on fait peser sur nous depuis la terre ferme, nous la sentons désormais jusque dans le cœur de la Méditerranée, au milieu des vents salés.


Et pourtant, ces épreuves trempent encore davantage l’esprit véritable de la flottille. Sur le pont comme dans les rares moments de repos, pas un mot de plainte n’échappe à personne. Car l’esprit et le cœur de chacun sont tournés vers la même chose : la situation de Gaza. Face à ce drame, il ne viendrait à l’idée de personne de se plaindre de son propre confort ou des difficultés subies. Bien au contraire, chaque obstacle rencontré nous rappelle à quel point notre cause est juste, et combien il est vital d’aller au bout de cette route.


Au moment où j’écris ces lignes, nous achevons notre troisième journée dans cette anse étrangère où nous avons dû jeter l’ancre. Le calme de ces eaux autour de nous contraste cruellement avec la tempête intérieure de notre attente. Deux de nos navires, dont celui où je me trouve, sont tombés en panne. Le nôtre lutte contre un problème d’accumulateur récalcitrant : techniciens venus de divers pays, marins chevronnés, tous ont tenté mille solutions, mais rien n’y fait. Dans cet état, impossible de reprendre la route. La seule issue est de rallier le port de La Crète, mais là-bas aussi c’est l’inconnu : obstacles bureaucratiques ? Pièces "introuvables" ? Course contre la montre ? Nul ne le sait. Pour ma part, je me prépare à quitter ce qui était devenu un "foyer" flottant afin d’embarquer sur un autre bateau et poursuivre la route. Car cette flottille ne peut s’arrêter. Trop d’embûches, visibles et invisibles, ont déjà été franchies. Trop de sabotages ont déjà été surmontés.


Je sais qu’en nous lisant, des personnes bienveillantes, de l’extérieur, posent des critiques légitimes : "Pourquoi n’êtes-vous pas encore partis ? Pourquoi cela prend-il autant de temps ?" Croyez-moi, c’est exactement la question que nous, au milieu de la mer, aux prises chaque jour avec un nouveau problème, nous posons le plus. Bien sûr, nous avons nos hypothèses, nos analyses, et même des convictions désormais : tout indique que l’on cherche à ralentir, réduire, et finalement empêcher notre flottille. Certains de nos navires ont vu des pièces essentielles disparaître mystérieusement durant des réparations. Cela ne peut pas être de simples coïncidences. Mais ce dont nous sommes certains, c’est que chaque tentative de miner ce voyage ne fait que renforcer davantage notre détermination. Pour que la route continue, nous sommes prêts à plus de sacrifices, à endurer plus d’épreuves : ici vit une volonté civile inébranlable.


Dans ce processus, la mer est devenue une seconde maison. Comme si nous vivions depuis des années sur ces vagues, nous ne faisons plus attention à la dureté du temps, ni à la violence des flots. Notre esprit et notre âme ne voient qu’un seul but : Gaza. Nous rêvons de ce jour où ce blocus inhumain et mortifère sera enfin brisé. Nous imaginons une Méditerranée qui ne serait plus sillonnée par des navires de guerre, mais par des bateaux chargés d’aide et d’espérance vers Gaza ; des foules venues du monde entier se pressant avec joie pour atteindre librement ces rivages. C’est ce rêve, et lui seul, qui nous nourrit et nous permet de tenir face à toutes ces épreuves. Je peux le dire clairement : ce voyage est la dernière chance dans un ordre mondial étouffé par l’injustice, la dernière étincelle d’espérance dans la conscience de l’humanité. Et nous la porterons jusqu’au bout, jusqu’à destination. Nous l’avons juré, chacun dans sa langue.


Après une journée exténuante, emplie d’incertitudes et hantée par la peur de rester "hors flottille" à tout moment, avec une électricité et un accès internet plus que précaires, j’ai enfin pu achever ces lignes à la dernière minute. Maintenant, il nous faut laisser ce tumulte derrière nous et reprendre la route, sans plus jamais nous arrêter, vers Gaza. Très bientôt nous entrerons dans la zone orange, puis dans la zone rouge, la plus dangereuse. Mais à nos yeux, il n’existe qu’une seule couleur : celle de l’immense bleu profond et déterminé de la Méditerranée, qui mènera cette flottille jusqu’à Gaza.

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