Une guerre Europe-Russie pourrait-elle découler de la guerre Russie-Ukraine? C’est la question qui se pose à l’étape actuelle. Si l’on écoute les responsables politiques européens, ce conflit semble inévitable. Les déclarations de nombreux dirigeants européens, en premier lieu ceux du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne, vont clairement dans ce sens.
Ils ont pris la décision d’un tournant macrohistorique. Ils mobilisent l’ensemble de leurs ressources pour transformer rapidement leurs économies en économies de guerre. Malgré les multiples mises en garde de la Russie, ils ont érigé en certitude absolue l’idée d’une
qui, si elle n’est pas stoppée en Ukraine, conduirait à l’invasion de l’Europe.
Ils s’emploient avec empressement à préparer leurs opinions publiques à cette perspective.
La guerre comme moteur économique
Il ne faut pas oublier que ce tableau, au-delà d’une erreur politique, repose sur une base matérielle bien réelle. Les nouvelles en provenance d’Allemagne, moteur économique du continent, sont loin d’être rassurantes.
Comme le souligne le Rapport sur la stratégie de sécurité des États-Unis, les économies européennes sont en net recul et en contraction.
L’histoire et la théorie économique nous enseignent que la guerre est l’un des moyens les plus efficaces pour relancer des économies en stagnation.
Autrement dit, la guerre est une valeur économique. Elle est inhérente aux économies modernes. L’illusion des périodes de paix réside dans le fait qu’elles dissimulent une réalité fondamentale: les économies puissantes maintiennent en permanence leur industrie de guerre.
Les armes produites en temps de paix sont consommées ailleurs que là où elles sont fabriquées. La paix moderne consiste précisément en cela: ceux qui produisent les armes ne les consomment pas directement, cette consommation étant répartie dans des régions semi-périphériques ou périphériques.
Après la Seconde Guerre mondiale, qui fit environ 85 millions de morts, le monde dit
accéda prétendument à la paix. Les grandes puissances cessèrent de se faire la guerre entre elles. Pourtant, à l’aube des années 2000, les innombrables guerres et guerres civiles survenues de l’Afrique à l’Asie, en passant par l’Amérique latine, ont causé un nombre de victimes proche de ce chiffre. La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a donc pas apporté la paix au monde;
les conflits ont simplement été étalés dans le temps et dans l’espace.
Le fait que l’on commence aujourd’hui à évoquer la possibilité d’une Troisième Guerre mondiale signifie que la dynamique de la guerre se déplace à nouveau de la périphérie vers le centre. La raison en est le déplacement progressif du capital, depuis cinq siècles, de l’Atlantique vers le Pacifique. Le choc culturel engendré par ce mouvement est inédit.
Lorsque le capital s’est déplacé des Pays-Bas vers la France ou l’Angleterre, puis vers les États-Unis, ces transitions ont certes été conflictuelles, mais elles n’ont pas provoqué de rupture culturelle majeure. Il s’agissait de déplacements au sein d’un même axe géoculturel, qui ont fini par être absorbés. Mais lorsque la question devient celle de la Chine, la situation change radicalement. Il s’agit désormais d’une véritable fracture géoculturelle. À partir de ce stade, la géoculture commence à déterminer la géopolitique, ce qui est précisément ce que nous observons aujourd’hui.
Deux visions occidentales face au basculement mondial
La mentalité de la suprématie chrétienne et blanche ressent désormais le besoin de se
tant sur le plan culturel qu’idéologique. Les débats actuels en Occident ne sont rien d’autre que des affrontements autour de ce qu’il faut exclure et de la manière de le faire. Les scénarios de guerre varieront en fonction des réponses apportées à ces questions.
Deux réponses principales émergent.
La première est celle de l’Europe. Mais il convient ici de préciser ce que l’on entend par
. Elle ne se limite pas au continent européen; elle doit être pensée conjointement avec son prolongement américain. Autrement dit, l’Europe incarnée aux États-Unis, notamment par les démocrates, fait partie intégrante de cet ensemble.
Leur objectif prioritaire est l’Eurasie et les profondeurs de l’Asie, ce qui place naturellement la Russie dans leur ligne de mire. Avant l’affrontement majeur avec la Chine, ces espaces doivent, selon eux, être neutralisés. Ils bénéficient du soutien massif du capital financier et des néoconservateurs. Leur univers idéologique est profondément contradictoire. Ils érigeaient en dogme les prétendues supériorités
de l’Occident: démocratie, droits humains, État de droit. À cela s’ajoutent les fragilités et les sensibilités des classes moyennes.
Le wokisme constitue pour eux un levier extrêmement fonctionnel. Ils défendent avec rigidité des thèmes tels que l’écologie, les énergies vertes, les droits des animaux, les mouvements LGBT et le multiculturalisme. Mais ceux qui ne manifestent pas une loyauté totale à ces valeurs sont immédiatement désignés comme ennemis, selon des méthodes d’une brutalité fascisante.
Je qualifie cela de fascisme dissimulé, édulcoré, poudré.
La seconde réponse naît en opposition à cette vision. Elle préconise que les États-Unis se dissocient de l’Europe, entrent dans une logique d’entente avec la Russie et établissent une supériorité étouffante face à la Chine.
L’objectif est de vassaliser l’Europe.
En s’appuyant sur l’axe Russie-Inde, ils cherchent à étendre la Route des épices, via l’océan Indien, jusqu’à la Méditerranée, en y intégrant les États arabes liés à Israël par les Accords d’Abraham.
Le pillage des ressources mondiales et le contrôle total des routes commerciales afin d’affaiblir la Chine constituent leurs ambitions majeures. Le volet maritime de cette stratégie est renforcé en Méditerranée orientale par la coopération avec l’administration chypriote grecque et la Grèce. Les grandes entreprises énergétiques et les industries du numérique soutiennent largement ce projet.
La force militaire est ici davantage un instrument d’intimidation que de confrontation directe, ce qui explique leur apparente posture pacifique. Sur le plan idéologique, cependant, leur base sociale est nourrie par une vision raciale extrêmement radicale de la suprématie blanche, proche de celle du Ku Klux Klan, enracinée dans les couches les plus fragiles des classes moyennes.
Plutôt que des guerres internationales, ils privilégient la mobilisation de cette énergie militariste contre les populations qu’ils perçoivent comme étrangères, issues de migrations irrégulières et accusées de
leur
.
L’islamophobie y constitue l’élément le plus inflammable.
De même que l’Europe possède un prolongement américain, les États-Unis disposent désormais d’un relais européen. La montée des droites en Europe en est la manifestation la plus claire. Ce sont elles qui semblent devoir parachever la vassalisation du continent.
En somme, l’Europe est dans un état de convulsion profonde. Elle s’efforce de prolonger la guerre Russie-Ukraine, de la transformer en une guerre Europe-Russie et d’y entraîner les États-Unis.
La flèche a quitté l’arc. Le retour en arrière paraît désormais extrêmement difficile.