Parmi les grandes figures de la résistance au nazisme en France, Daniel Cordier, compagnon de la Libération, est un profil qui étonne souvent à gauche: en effet, lorsqu’il rejoint De Gaulle à Londres, c’est après avoir rompu brutalement avec son milieu d’origine — celui de l’Action française — parmi lequel on comptera ensuite nombre d’ultras de la collaboration… mais aussi des résistants.
À l’inverse, dans les parcours intéressants de l’histoire contemporaine de la France, Lucien Rebatet, tête de file du principal journal antisémite de la collaboration Je suis partout, auteur du pamphlet antisémite français le plus violent avec Bagatelles pour un massacre de Céline, terminera sa vie en se déclarant ouvertement sioniste à la fin des années 1960, après la guerre des Six Jours. (1)
Mustafa Cakici, un militant pris pour cible
Comparaison n’est pas raison, mais c’est à ces deux personnages que j’ai pensé incidemment ces derniers jours, en observant attentivement le sort réservé à
Franco-Turc mis en cause pour avoir relayé des personnalités de l’extrême droite française il y a quelques années. Deux exemples dont la réception dans le débat public illustre le perpétuel deux poids, deux mesures en faveur du pire du fascisme en France.
Mustafa Cakici n’a jamais été un militant d’extrême droite
et, au moment même où il aurait dû être célébré en héros — de retour de la
, cette épopée extraordinaire contre un génocide, visant à briser un blocus qui a entraîné une famine généralisée à
— il s’est retrouvé érigé en ce qu’il faut bien appeler la
du moment, tant on l’amène à endosser toutes les fautes de la France.
Pour comprendre les stratégies à l’œuvre dans l’affaire
, il faut rappeler la réalité de l’homme en 2025: musulman, inconnu du grand public, il a pris le risque d’affronter de graves violences de l’armée israélienne, sans disposer de relais médiatiques solides sur son sort en cas de problème. Il en est certes ressorti vivant, mais après avoir perdu 18 kilos et, comme tous les autres participant·e·s, dans un état de stress post-traumatique que chacun peut imaginer. Il a pourtant assumé ses responsabilités: notamment en prenant la parole place de la République devant des milliers de personnes, au lieu de retourner immédiatement auprès de sa famille et de ses enfants.
Mustafa, tête de turc des islamophobes
Il ne s’agit pas ici de verser dans la mièvrerie, mais de constater que l’humanité ordinaire des hommes musulmans est rarement évoquée à une époque où le ressenti est pourtant érigé en valeur cardinale de l’expression publique et politique.
n’a pas échappé à ce travers français. Comme il l’a rappelé en vain aux journalistes qui l’ont soumis à un interrogatoire en règle sur son passé et ses partages en ligne, sa colère s’inscrivait dans un contexte : lorsqu’il poste sur Gaza dans les années 2010, c’est en homme qui voit quotidiennement ce que beaucoup d’entre nous — investis sur d’autres fronts — ne découvriront que lorsque le génocide atteindra son apogée: la mort des civils, industrialisée lors de chaque offensive israélienne ; la destruction d’écoles, de maisons, de mosquées ; la torture des otages palestiniens depuis des décennies.
Musta Cakici, un franco-turc engagé
a fauté par excès d’intégration pourrait on dire : la dictature de l’émotion sélective imposée par l’Occident l’a conduit, comme tant d’autres, à partager tout ce qui allait en apparence dans son sens — y compris des contenus sordides de l’extrême droite antisémite, celle-là même qui aujourd’hui appelle à un génocide islamophobe.
Profitons-en pour faire un peu d’histoire : l’Œuvre française, dont
a partagé quelques tweets, est par exemple une officine fondée par un ancien milicien sous l’Occupation, Pierre Sidos. Elle fut l’un des lieux de formation centraux de l’extrême droite ayant fondé le Front national. De par son caractère élitiste, voire aristocratique, ce groupe est peu connu du grand public et reste une référence principalement pour les chercheurs et experts du fascisme français.
À l’instar de Frédéric Chatillon ou d’Axel Loustau, anciens proches de Marine Le Pen et grands amis autoproclamés de la Palestine et du nationalisme arabe, cette extrême droite a toujours su manipuler ses victimes, qu’elles soient juives ou arabes. On peut en citer un exemple récent: le magazine Frontières (2) ultra-sioniste, qui a pourtant reçu en entretien le néonazi négationniste Daniel Conversano à l’époque où il s’appelait encore Livre Noir.
Il n’en reste pas moins qu’au milieu de ces manipulations sordides, un parcours comme celui de
— qui, place de la République comme pendant plusieurs mois sur la flottille, a travaillé main dans la main avec la gauche sociale et sociétale — illustre une réalité positive: face au vent mauvais du fascisme qui souffle depuis vingt ans en France, un nouveau front se lève, porté par la résistance mondiale à un génocide. Ce front unit, comme dans l’histoire de la résistance au fascisme originel, des forces apparemment contradictoires, voire antagonistes, et ouvre un nouveau chapitre politique et humain pour celles et ceux qui en font partie.
C’est une réalité factuelle. Mais en France, elle se heurte à une
d’une violence absolue.
"Pourquoi tout est-il pardonné à Yann Moix ?"
Une question simple résume ce biais: pourquoi tout est-il pardonné à Yann Moix, l’un des hérauts officiels de la lutte contre l’antisémitisme dans sa version dévoyée de 2025, c’est-à-dire de la défense inconditionnelle d’Israël ? La comparaison entre les deux hommes est légitime.
Lorsque
a partagé des contenus d’extrême droite, il n’était pas une personnalité publique: il était un homme engagé localement pour sa communauté, impliqué dans le dialogue interreligieux et interculturel, sans réelle connaissance de l’extrême droite française. Son univers était celui de la France quotidienne et de la Turquie, où les termes du débat public sont très différents. La Palestine était sa boussole et la suite de l’histoire lui a donné raison.
Yann Moix, lorsqu’il prend la défense de Vincent Reynouard — néonazi et négationniste notoire — au nom de la liberté d’expression, lorsqu’il fréquente les soirées parisiennes en compagnie de Paul-Éric Blanrue, hagiographe du négationniste Robert Faurisson, est déjà une personnalité publique, un écrivain renommé, un intellectuel averti de la vie politique française. Il sait ce qu’il fait : il a lui-même fondé, dans sa jeunesse, une feuille de chou antisémite et négationniste. De tout cela, il s’est expliqué — et en a même tiré un roman publié dans une grande maison d’édition, salué par la critique.
Fort bien. Nul n’a à payer éternellement pour ses fautes dans une démocratie. De même, Éric Naulleau a bien le droit d’avoir coécrit Dialogues désaccordés avec Alain Soral tout en se posant aujourd’hui en défenseur d’Israël au nom de la mémoire de la Shoah. Il faut bien des gens pour nous faire rire malgré eux, même sur des sujets graves.
Mustafa Cakici, l'homme à abattre
Mais dans ce contexte, pourquoi, en miroir,
est-il devenu en quelques jours un homme à abattre ? L’expression n’est pas imagée : suite aux articles de Street Press et Mediapart, Fdesouche, CNews et BFM ont repris l’offensive à la sauce Bolloré.
Mustafa Cakici est menacé de mort
. L’offensive s’est élargie: c’est désormais la mosquée dont il est président, ainsi que le mouvement Milli Görüş, qui sont visés.
Et cela dans un contexte islamophobe et turcophobe particulièrement violent. Les dernières statistiques disponibles font état de 46 attaques ciblant la communauté turque en France pour la seule année 2022, parmi lesquelles des attaques contre des mosquées et des commerces incendiés. On peut raisonnablement penser que ces chiffres ont augmenté depuis, au vu des évènements graves recensés par la presse locale en 2024 et 2025, dans un climat marqué par le regain de violences suprémacistes islamophobes depuis l’
assassinat d’Aboubakar Cissé.
"46 attaques contre la communauté turque en 2022"
On retiendra notamment l’attaque d’une association à Marignane avec des matériaux explosifs et incendiaires en 2024, ainsi que, le 16 février 2025, l’attaque à l’arme blanche devant les locaux d’une association culturelle turque par des militants d’extrême droite.
Le mercredi 15 octobre, au moment même où des articles à charge contre
paraissaient dans la presse de gauche, la salle de prière de Niederhaslach, petit village de 1 400 habitants, était profanée et attaquée à coups d’inscriptions islamophobes et turcophobes. Les deux événements sont indépendants, certes, mais ils illustrent un biais idéologique et informationnel flagrant : en quoi les tweets d’un militant turc, dont nul ne peut nier le combat contre un génocide désormais reconnu même par une partie des Occidentaux, méritent-ils une couverture nationale en pleine page, quand une attaque raciste est reléguée à la rubrique "faits divers" — y compris dans la presse progressiste ?
Ces biais ne sont plus questionnés nulle part en France, alors qu’ils le sont ailleurs dans le monde musulman. Dans les milieux français de la défense des droits humains, on a beau jeu de critiquer le régime turc — ce qui est évidemment légitime — encore faut-il le faire avec un minimum d’objectivité.
En ce qui concerne la question palestinienne et l’aventure de la flottille, chacun sait que l’engagement turc a consisté notamment à soutenir diplomatiquement l’opération humanitaire et à négocier la libération des militant·e·s. Espérons que personne n’imagine que les négociateurs turcs aient posé des réserves sur la libération des personnes juives ou LGBTQI qui en faisaient partie. Il est également avéré que la Turquie a payé certains billets retour des militant·e·s — comme l’a souligné
— alors que le gouvernement français, lui, n’a rien fait pour ses ressortissants. La raison est simple : la France est alignée diplomatiquement et militairement sur les États-Unis et Israël.
Dans ce contexte, on arguera peut-être que défendre
serait
"rendre un mauvais service aux Palestiniens"
car
"leur cause ne doit pas être entachée par des figures douteuses"
— pour reprendre une rhétorique bien connue.
La focalisation inquisitoriale sur les militants musulmans
Ce serait oublier que la tendance islamophobe française consiste, depuis deux ans, à trouver que les Palestiniens eux-mêmes sont somme toute
, surtout les hommes musulmans engagés politiquement, tous considérés comme antisémites dès lors qu’ils rappellent que l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre.
La focalisation inquisitoriale sur les militants musulmans en France reflète exactement le racisme anti-palestinien et la vision paternaliste coloniale de gauche, selon laquelle le décolonisé doit se libérer en étant absolument irréprochable — sous peine d’être perçu comme une menace plus grande que le colon. C’est ce racisme qui conduit, par exemple, à perquisitionner et geler les avoirs d’un journaliste palestinien comme
tandis que des soldats franco-israéliens, membres de l’extrême droite israélienne, appellent depuis deux ans à exterminer les Palestiniens sur les réseaux sociaux… sans jamais être inquiétés. À ce jour, aucun média français n’a évoqué l’injustice subie par
— peut-être parce que l’examen de quinze ans de tweets prend du temps.
Lorsque l’égalité de traitement sera respectée, l’autrice de ces lignes — militante de longue date de la mémoire des génocides et des droits humains — demandera peut-être des précisions à
, d’autant qu’elle a elle-même été personnellement visée et menacée par l’organisation d’
et par
, dont Cakici a partagé la prose dans un moment de révolte face à l’indifférence envers les prémices du génocide.
En attendant, c’est plutôt
, citoyen franco-turc engagé pour les droits humains, passé d’une vie locale au service de sa communauté à un rôle de lanceur d’alerte dans la lutte contre un génocide en cours, qui pourrait légitimement nous demander des explications: comment la mémoire de l’extermination des Juifs d’Europe — à laquelle notre pays a participé — n’a-t-elle pas suffi à ouvrir les yeux sur Gaza avant qu’il ne soit trop tard ?
Envisager un tel débat relève aujourd’hui, en 2025, de la politique-fiction. Même la gauche en est incapable. Elle oublie trop souvent qu’Alain Soral ou Dieudonné n’ont jamais mis les pieds dans une mosquée turque, mais qu’ils ont été des compagnons de route de l’antiracisme ou d’un certain communisme dans les années 2000. À force de vouloir laver plus blanc que blanc, en faisant du musulman éternellement
le coupable des dérives de la société française et de son extrême-droitisation dans les années 2010, on s’interdit toute analyse lucide — et on alimente, une fois encore, la domination de l’extrême droite en 2025.
Aujourd’hui, l’offensive contre
— quelles qu’en soient les bonnes ou les mauvaises raisons — peut aboutir à une fermeture de mosquée ou à d’autres mesures islamophobes visant lui ou ses soutiens.
Les faits sont têtus. Les jugements moraux et les attaques personnelles ne peuvent masquer les dynamiques collectives à l’œuvre : attaquer Mustafa Cakici peut donner bonne conscience et offrir un costume d’antifasciste à peu de frais dans le débat public français. Mais le résultat, lui, risque d’être une nouvelle victoire du fascisme de 2025 — celui qui sévit à Paris comme à Gaza.
(1) Le cheminement ayant conduit Rebatet au sionisme est relaté par Pascal Ory dans Le Dossier Rebatet - Les Décombres - Inédits de Clairvaux .
Son parcours idéologique préfigure le cheminement intellectuel et politique de l’extreme droite française , et le recyclage de l’antisémitisme dans la theorie du Grand Remplacement piloté par les élites mondialistes et celle de la guerre des Civilisations .
(2) L’entretien est ici et la seule présentation d’un personnage qui a assumé son parfait accord avec l’œuvre du 3ème Reich comme
dit tout de la profondeur de l’engagement contre l’antisémitisme du journal Frontières .
Par Nadia Meziane, fondatrice du collectif de lutte contre l'antisémitisme Lignes de Crête