François Burgat: "La France est entrée dans une ère d’islamophobie d’État"

David Bizet
11:2326/05/2025, lundi
Yeni Şafak
Le politologue français François Burgat, au Forum de Doha, le 27 mars 2022.
Crédit Photo : Ammar Abd Rabbo / AFP
Le politologue français François Burgat, au Forum de Doha, le 27 mars 2022.

Dans un entretien exclusif, le politologue François Burgat démonte le rapport du ministère français de l'Intérieur sur les Frères musulmans, qu’il qualifie de "construction idéologique" visant à criminaliser l’engagement politique autonome des musulmans. Selon lui, ce rapport reflète une volonté politique de disqualifier toute voix musulmane critique ou indépendante en la rattachant à une "stratégie d’entrisme". Burgat dénonce une opération dangereuse pour la démocratie, alimentée par des experts proches des milieux islamophobes et néoconservateurs.

Un rapport qui "confirme une dérive islamophobe"


Dans un entretien exclusif accordé à notre rédaction, François Burgat, politologue reconnu et ancien directeur de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), revient sur la publication d’un rapport des services de renseignement français sur l
’"entrisme"
des Frères musulmans.

À travers son analyse, François Burgat met en lumière les racines historiques, politiques et idéologiques d’une dérive inquiétante de l’État français. Loin de se limiter aux Frères musulmans, la stigmatisation actuelle vise l’ensemble d’une population. Une alerte que le politologue transforme en appel à réintégrer les voix musulmanes dans le débat démocratique, non comme menaces, mais comme citoyens à part entière.


Pour lui, ce document ne révèle rien de nouveau mais s’inscrit dans une tendance inquiétante:
"Ce pseudo rapport n’apporte aucune connaissance inédite. Il confirme l’accélération d’une dérive inscrite de longue date dans la société française."

Cette dérive, selon lui, s’est institutionnalisée avec le discours d’Emmanuel Macron aux Mureaux, en octobre 2020.
"La France est alors entrée dans une ère que l'on peut sereinement qualifier d'islamophobie d'État"
, affirme-t-il. Ce tournant marque, selon lui, un changement radical:

On ne réprime plus les actes d’une minorité, on criminalise les opinions d’une majorité.

Une cible élargie à l’ensemble des musulmans


L’un des éléments les plus préoccupants pointés par François Burgat est l’élargissement de la cible désignée comme
"Frères musulmans"
à l’ensemble des musulmans engagés politiquement, socialement ou culturellement.

Pour Burgat, cette confusion volontaire est le symptôme d’un rejet plus global:
"Ce n’est pas une question scientifique. On cible en fait tout citoyen musulman qui veut continuer à exister sans renier son appartenance à la religion musulmane."
En somme,
"le bon musulman"
serait celui qui se détache publiquement de sa foi.

Une matrice coloniale toujours active


Pour comprendre cette dérive, François Burgat appelle à revisiter l’histoire coloniale de la France.
"Le vrai cadre historique de la rencontre entre la France et l’islam, c’est le cadre colonial",
rappelle-t-il. Pendant la colonisation, l’islam était cantonné à l’exotisme folklorique.

Après la Seconde Guerre mondiale, les politiques d’immigration ont transformé cette relation. L’islam devient désormais une composante visible de la société française, et non plus une réalité étrangère à dominer.


Selon Burgat, ce changement de paradigme a bouleversé les repères de l’élite politique et intellectuelle française.
"Cet islam, qui ne faisait pas peur en 1930 lors de l’exposition coloniale, devient un alter ego, une alternative à la culture dominante."
Le rejet actuel s’enracine dans cette incapacité à accepter l’égalité post-coloniale.

"L'Etat français a continué à fonctionner selon une tradition coloniale qui consiste à fabriquer une élite musulmane soumise et asservie. Et cette tradition remonte à l'administration des aghas et des Bachaghas dans les territoires coloniaux, notamment de l'Algérie"
, poursuit le politologue.

François Burgat analyse ensuite les mécanismes politiques de cette stigmatisation. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
"le centre de gravité électoral de la société française s’est déplacé vers la droite et l’extrême droite".
Le rejet des musulmans devient un levier électoral puissant.
"Le bouc émissaire n’est plus le Juif comme avant, mais l’Arabe, puis le musulman"
, affirme-t-il.

Ce rejet dépasse la question religieuse:
"Le musulman, c’est en fait le décolonisé."
La stigmatisation ne touche pas uniquement les croyants, mais toute personne perçue comme issue de l’immigration post-coloniale. Les discriminations raciales et sociales sont ainsi masquées sous le vernis du débat sur la laïcité.

La gauche complice par son hypocrisie laïque


Si la droite mène une offensive frontale contre les musulmans, François Burgat estime que la gauche n’est pas en reste, bien qu’elle utilise un lexique différent.
"Elle va se radicaliser contre la présence des musulmans au nom de la défense soi-disant de la laïcité."
Ce discours, selon lui, cache une hypocrisie fondamentale:
"L’islam est combattu non en tant que tel, mais parce qu’il veut exister dans l’espace public."

Cette posture double est illustrée par un traitement différencié des religio
ns. "Les islamistes du Hamas sont jugés illégitimes parce qu’ils mêlent politique et religion, mais le judaïsme israélien, qui fait de la Bible un cadastre du Proche-Orient, n’est pas remis en cause."

Les musulmans appelés à être des "citoyens râleurs"


Pour François Burgat, la solution ne passe ni par la répression ni par la fabrication d’élites musulmanes soumises.


La véritable intégration passe selon lui par la reconnaissance de la légitimité d’une parole musulmane critique.
"Il faut que le citoyen français de confession musulmane puisse avoir une posture oppositionnelle sans être immédiatement traité d’intégriste."
Il va plus loin:
"La France a besoin de citoyens musulmans râleurs",
capables de remettre en question certaines orientations, notamment en matière de politique étrangère.

Burgat regrette que les citoyens musulmans soient disqualifiés lorsqu’ils expriment une opinion politique, même légitime.
"Si vous vous appelez Mohamed, vous êtes immédiatement suspect dès que vous critiquez le gouvernement."
Pourtant, ces voix pourraient, selon lui, enrichir le débat public et faire évoluer la politique étrangère de la France
"vers plus de rationalité".

Il appelle donc à une réévaluation en profondeur de la posture étatique: "
Il faut laisser l’alchimie de l’intégration se faire naturellement. Sans interférences, sans désignation de représentants dociles, sans stigmatisation permanente."

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