Pourquoi les Etats-Unis s’intéressent autant à la crise politique en cours au Sénégal ?
La rédaction
12:0420/02/2024, mardi
MAJ: 20/02/2024, mardi
Yeni Şafak
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Crédit Photo : ANDREW HARNIK / POOL / AFP
Le Sécrétaire d'Etat américain Antony Blinken et le Président sénégalais Macky Sall, à Dakar au Sénégal, le 20 novembre 2021.
Le report de l’élection présidentielle sénégalaise annoncée unilatéralement par le Président Macky Sall le 3 février a plongé le Sénégal dans une crise politique inédite. La communauté internationale n’a pas manqué de mettre la pression sur le Chef d’Etat sénégalais pour le rétablissement du calendrier. Parmi les acteurs internationaux les plus en vus, l’implication des Etats-Unis s’est faite considérablement remarquée.
Dans une allocution du 3 février, le Président Macky Sall a décrété le report de la présidentielle sénégalaise initialement prévue le 25 février 2024. S’appuyant sur une "supposée" crise institutionnelle, Sall s’est donné des prérogatives que la constitution ne lui attribuait pas. Cette décision a été perçue et définie par l’opposition sénégalaise et plusieurs acteurs de la société civile comme un
"coup d’Etat constitutionnel"
ou
"institutionnel"
.
La "bronca" de la communauté internationale
Depuis lors, le pays a considérablement attiré l’attention de la communauté internationale. La CEDEAO qui s’est d’abord fendue d’un communiqué assez "léger" exprimant ses
"inquiétudes"
sur cette décision, a ensuite mis plus de pression, demandant au Président Sénégalais de
"prendre de toute urgence les mesures nécessaires pour rétablir le calendrier électoral"
.
Vendredi, elle a appelé
"toutes les parties prenantes à respecter la décision prise par le Conseil constitutionnel du Sénégal relative au report de l’élection présidentielle"
puisque la haute juridiction sénégalaise avait rejeté la veille le projet de loi et le décret présidentiel entérinant le report jusqu’au 15 décembre 2024. Celle-ci a ensuite demandé à ce que l’élection soit organisée dans
"les meilleurs délais"
conformément à la Constitution sénégalaise qui fixe la fin du mandat du Président Macky Sall au 2 avril.
Dans le même sillage, l’Union Européenne était aussi montée au créneau, s’accordant avec la CEDEAO sur la nécessité de rétablir le calendrier électoral sénégalais conformément à la Constitution.
La France, ancienne métropole dont le soutien au Président sénégalais a toujours été souligné par l’opposition sénégalaise, avait elle aussi communiqué timidement ses
"inquiétudes"
avant d’appeler au rétablissement du calendrier. Mais parallèlement, ce sont les Etats-Unis qui se sont montrés plus entreprenants dans cette crise politique de ce pays jadis perçu comme la vitrine de la stabilité et de la démocratie africaines.
La proactivité américaine
Dès le début des contestations au Sénégal, la diplomatie américaine a déploré le report et a déclaré soutenir
"la déclaration de la CEDEAO appelant le Sénégal à rétablir le calendrier électoral conformément à sa Constitution"
. Le Département d’Etat américain, contrairement à la diplomatie française, a ensuite intensifié sa communication vis-à-vis du gouvernement sénégalais tout au long de la crise.
"Les États-Unis sont profondément préoccupés par les mesures prises pour repousser l’élection présidentielle du 25 février au Sénégal, une mesure qui va à l’encontre de la forte tradition démocratique du pays. Nous sommes particulièrement alarmés par les informations selon lesquelles les forces de sécurité ont expulsé par la force des parlementaires qui s’opposaient à un projet de loi visant à repousser l’élection,"
avait d’abord exprimé leur porte-parole, Matthew Miller, dans une déclaration officielle le 6 février.
"Dès lors, compte tenu des conditions dans lesquelles il s’est déroulé, le vote de l’Assemblée nationale ne peut être considéré comme légitime. Les États-Unis demandent instamment au gouvernement du Sénégal d’organiser l’élection présidentielle conformément à la Constitution et aux lois électorales",
avait-il ensuite glissé.
La coupure d’internet et la répression des manifestations devenues habituelles sous le règne de Macky Sall, ont été aussi dénoncées par la chancellerie américaine.
"Nous demandons également au gouvernement sénégalais de rétablir immédiatement l’accès à Internet et de veiller à ce que les libertés de réunion pacifique et d’expression, y compris pour les membres de la presse, soient pleinement respectées"
.
Le coup de fil d’Antony Blinken
La répression et l’ampleur grandissante des contestations contre ce report ont fait craindre un retour des graves émeutes qui ont été notées depuis 2021 au Sénégal, émanant du bras de fer qui a opposé le principal opposant Ousmane Sonko au Président Macky Sall.
La diplomatie américaine a ensuite intensifié son implication pour convaincre le Président Sall de revenir à la raison et de restaurer le calendrier électoral. Dans la matinée du 13 février, un coup de fil du Secrétaire d’Etat américain Antony Blinken au Président sénégalais a été notamment largement relayé par la presse et les réseaux sociaux.
"Le secrétaire d’État Antony J. Blinken s’est entretenu aujourd’hui avec le président sénégalais Macky Sall pour lui faire part des graves préoccupations des États-Unis concernant la situation politique actuelle du Sénégal à la suite des mesures prises pour reporter l’élection présidentielle. Le secrétaire [d’État] a exhorté le président Sall à rétablir le calendrier électoral du Sénégal et celui de la transition présidentielle conformément à la constitution sénégalaise"
, a ensuite indiqué le Département d’Etat américain.
Comprendre le pro-activisme américain au Sénégal
Il faut préciser que le Sénégal a toujours été perçu comme un pays pivot en Afrique de l’Ouest. La stabilité du pays et sa longue tradition démocratique (le Sénégal vote depuis 1948) à travers ses trois alternances pacifiques, ont fini de consacrer à Dakar une importance diplomatique et politique en plus de sa géostratégie.
La crise politique sénégalaise n’arrive surtout pas au meilleur moment dans une Afrique de l’Ouest où les coups d’Etat militaires se sont multipliés dernièrement. Mali, Guinée, Burkina Faso et Niger, autant de pays désormais dirigés par des militaires qui ont pris le pouvoir, soit dans un contexte électoral débouchant sur une grave crise, soit dans un contexte de lutte anti-terroriste ayant fini de mettre en péril le système d’Etat de ces pays.
Les Etats-Unis, durant l’administration Bush Jr, avaient défini le Sénégal comme leur partenaire le plus important en Afrique francophone.
Les Présidents Bush Jr, Obama et Clinton ont tous effectué une visite officielle au Sénégal.
Pour sa première visite en Afrique Subsaharienne en 2020, le Secrétaire d'État Mike Pompeo avait choisi de commencer par le Sénégal. Un choix naturel et cohérent selon lui car le Sénégal est
"une démocratie dynamique, un pays culturellement et historiquement riche"
, avant d'ajouter que les États-Unis
"sont fiers de compter le Sénégal parmi ses plus proches partenaires"
sur le continent.
En plus des atouts économiques dont dispose le pays qui s’apprête à exploiter son pétrole et son gaz, le Sénégal reçoit habituellement des troupes américaines qui y stationnent et interviennent souvent dans la formation des Forces de Défense et de Sécurité sénégalaises.
L’unilatéralisme américain désormais
Encourager à maintenir le Sénégal stable et s’assurer que le pays reste fidèle à sa tradition démocratique semblent être des priorités pour Washington, même si le Président Sall a toujours été perçu comme un homme de l'occident.
Face à l’influence grandissante de la Russie et de la Chine, il semble que les Etats-Unis n’aient d’autres choix que de soutenir des processus électoraux crédibles, inclusifs et légitimes, et qui répondent aux aspirations des peuples ouest-africains.
A l’exception de la Guinée, tous les pays de la région en crise aboutissant à des putschs, sont désormais dans le giron de la Russie. Le "sentiment anti-français" ou plutôt "pro-africain" noté dernièrement dans la sous-région, y a fortement remis en question le leadership français qui était jadis la boussole de la politique africaine des Etats-Unis.
Dernièrement, les américains semblent avoir décidé d’un engagement plus prononcé et unilatéral en Afrique de l’Ouest, quitte à s’opposer d’une certaine manière aux intérêts français. L’épisode du Niger avait déjà montré les auspices.
Après le renversement de Mohamed Bazoum, le voyage de la diplomate américaine Victoria Nuland (connue pour son opposition aux positions de l’Union Européenne lors de la révolution du Maidan en Ukraine) au Niger avait déjà montré le désir des américains de changer de paradigme.
Alors que la CEDEAO soutenue par la France, menaçait d’intervenir militairement au Niger pour
"restaurer l’ordre constitutionnel"
, les américains n’ont pas hésité à se désolidariser de ce plan et à privilégier le
"dialogue"
avec les nouvelles autorités militaires. L’objectif derrière le voyage de Nuland était par-dessus tout de s’assurer que les intérêts américains (leur base militaire en l’occurrence) ne soient pas remis en question par les nouvelles autorités.
Face à l’avancée de la Russie dans cette région faisant suite surtout à la baisse de la crédibilité des acteurs occidentaux longuement indexés pour leur soutien à des régimes impopulaires et non démocrates, la crise sénégalaise est un test pour les Etats-Unis mais aussi une opportunité pour Washington de redorer son image auprès d’une jeunesse sénégalaise (et africaine) de plus en plus politisée et anti-impérialiste.
Les Etats-Unis pourraient notamment sortir "gagnants" de cette crise où leur implication pour mettre la pression sur le Président Macky Sall pour le respect de la Constitution, a été accueillie assez positivement sur les réseaux sociaux au Sénégal.
Dans un sondage réalisé sur X, 29,5% des répondants perçoivent
"positivement"
le rôle de Washington dans la crise sénégalaise en cours. 17,6% la perçoivent
"moyennement positive"
, 50,5% avouent que ce n’est
"pas souhaitable mais utile"
alors que seulement 2,4% pensent que
"c’est à dénoncer"
. 14,2% ont indiqué que cet épisode avait impacté la façon dont ils voyaient les Etats-Unis.
Concernant l’image des Etats-Unis et de leur partenariat avec le Sénégal après cette crise, 29,3% ont opté
"positive"
, 39,7%
"moyennement positive"
, 16,4% la voient comme peu positive alors que 14,7% la perçoivent comme
"pas positive du tout"
.
Malgré une idéologie anti-impérialiste et souverainiste grandissante en Afrique, les Etats-Unis, de par leur rôle dans la crise sénégalaise en corrélation avec les exigences de la population, pourraient bien redorer leur image au Sénégal et peut-être éloigner ainsi le spectre d’une perte d’influence qui ferait le jeu de Moscou ou de Pékin en Afrique l’Ouest.