La patience d'Ankara a atteint ses limites

11:206/05/2025, mardi
MAJ: 6/05/2025, mardi
Yahya Bostan

Vous voulez que je vous explique, exemples à l’appui, ce à quoi la diplomatie turque s’emploie depuis 50 ans à Chypre ? Inutile de remonter bien loin: je vais vous parler d’événements tout récents, à peine retombés. On a proposé aux Chypriotes grecs: "Ouvrons de nouveaux points de passage nord-sud pour favoriser le rapprochement entre les deux peuples". Ils ont répondu: "D’accord, mais qu’ils soient orientés est-ouest, pour raccourcir la route de nos citoyens" . On leur a dit: "Déminons l’île" .

Vous voulez que je vous explique, exemples à l’appui, ce à quoi la diplomatie turque s’emploie depuis 50 ans à Chypre ? Inutile de remonter bien loin: je vais vous parler d’événements tout récents, à peine retombés.


On a proposé aux Chypriotes grecs:
"Ouvrons de nouveaux points de passage nord-sud pour favoriser le rapprochement entre les deux peuples".
Ils ont répondu:
"D’accord, mais qu’ils soient orientés est-ouest, pour raccourcir la route de nos citoyens"
. On leur a dit:
"Déminons l’île"
. Ils ont répondu:
"Vous êtes des occupants, on préfère ne pas déminer"
. On a proposé:
"Installons des panneaux solaires dans la zone tampon pour produire de l’électricité au bénéfice des deux communautés".
Ils ont répondu:
"Installons-les, mais tirons les lignes électriques vers le sud. Les Turcs n’auront qu’à se connecter via nous"
. (La partie turque a alors répliqué:
"Soit les lignes passent de part et d’autre, soit les Chypriotes grecs se brancheront via la RTCN. À vous de choisir"
.) On a proposé:
"Vous souffrez de sécheresse. Partageons avec vous l’eau venue de Türkiye".
Ils ont répondu:
"Nous ne discuterons pas d’eau avec Chypre Nord, seulement avec la Türkiye".

Ces échanges ont eu lieu lors de la réunion informelle élargie sur Chypre, organisée le 18 mars à Genève. Dans notre article précédent, nous avions déjà expliqué pourquoi cette rencontre était importante : elle réunissait les dirigeants de la RTCN et de la partie grecque de l’île, mais aussi le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan, son homologue grec Giorgos Gerapetritis, ainsi que le ministre britannique Leo Docherty.


Pour la première fois dans l’histoire des négociations chypriotes, la question de la fédération n’a pas été évoquée.Nous avions d’ailleurs souligné que l’ONU elle-même semblait commencer à s’éloigner de cette option.


N'est-ce pas de l'arrogance ?


Je vais vous donner encore quelques exemples. Revenons un peu en arrière.Un incendie de forêt s’est déclaré récemment dans la partie grecque de Chypre. Il existait un risque que le feu se propage vers le nord, dans la zone turque.


On a proposé aux Chypriotes grecs:
"Nous pouvons intervenir avec nos avions de lutte contre les incendies".
Ils ont répondu:
"Vos avions peuvent intervenir, mais uniquement à condition de puiser l’eau sur les côtes de la partie grecque".

Depuis les côtes de Chypre du Nord, il a été dit aux Chypriotes grecs:
"Laissez-nous vous envoyer un camion de pompiers pour éviter que l’incendie ne s’aggrave"
. Les Chypriotes grecs ont répondu: "
Vos véhicules peuvent venir, mais il faut recouvrir les inscriptions de la RTCN avec un tissu".
Peut-on imaginer une attitude aussi irréductible ? Soyons clairs: Soyons clairs : cette arrogance aurait fait exploser la patience de n'importe qui. Et c’est ce qui est arrivé: celle d’Ankara a atteint ses limites. Si la Türkiye a tourné la page de la fédération, c’est à cause de cette position d’impasse maintenue depuis cinquante ans.

Toutes les options doivent être mises sur la table


Il y a quelques jours, j’ai formulé ce constat: les crises que nous vivons aujourd’hui reposent sur deux causes fondamentales. Premièrement, tout ce qui trouve ses racines dans la Guerre froide, et même dans la Seconde Guerre mondiale, s’effondre brutalement, secoué par un grand bouleversement. Deuxièmement, les crises gelées au lendemain de la Guerre froide sont en train de dégeler progressivement. (Voir : Déjà-vu : la silhouette du prochain front s’est dessiné, 1er avril.)


La question chypriote est le produit du premier point. L’attribution des îles du Dodécanèse à la Grèce en 1947, ainsi que l’intensification des efforts d’Enosis (annexion de Chypre à la Grèce) dans les années 1950, représentaient une menace majeure pour la Türkiye. Non seulement les Chypriotes turcs devenaient des cibles, mais la Türkiye était également confinée à ses côtes. C’est là que réside la motivation principale de l’opération de paix à Chypre en 1974.


La chute du régime baasiste en Syrie, la fin de l’occupation du Haut-Karabakh, la guerre Ukraine-Russie (l’avenir de la Crimée), ainsi que la fin de la période du groupe terroriste PKK, sont toutes des conséquences des secousses tectoniques des deux principaux développements mentionnés ci-dessus. La question chypriote sera également affectée par ce processus. Ce dossier doit, à ce moment précis, être résolu, d’une manière ou d’une autre.


Ankara a su saisir l’esprit du temps et a refermé le dossier de la fédération. Il est désormais nécessaire que la République turque de Chypre du Nord (RTCN) soit reconnue au niveau international et que les sanctions soient levées. Dans le cas contraire, il s’agirait d’une oppression envers les Chypriotes turcs. En l’absence de reconnaissance internationale, il devient -logiquement- inévitable que d’autres options soient envisagées.


Chypre a désormais une nouvelle histoire


Du jeudi dernier au dimanche, la RTCN a accueilli le Teknofest. La population du pays est d’environ 470 000 habitants. Malgré les pluies intermittentes qui se sont manifestées par endroits et ont duré pendant quatre jours, pas moins de 225 000 personnes ont visité le Teknofest. Cela représente presque la moitié de la population de la RTCN et met en évidence le désir des Chypriotes turcs pour les hautes technologies, l’industrie de la défense, la production, l’innovation et l’entrepreneuriat. (De plus, les participants au festival n’étaient pas seulement des Turcs. J’ai également croisé des étudiants étrangers qui étudient sur l'île, des touristes, et même des Chypriotes grecs venant de la partie sud de l'île.)


Il faut souligner clairement: la RTCN n’a pas seulement besoin de reconnaissance internationale et d’indépendance politique, mais aussi d’une nouvelle histoire qui apportera une motivation économique aux Chypriotes turcs. Le secteur des services ne constitue une solution que jusqu’à un certain point. Il est impératif de rendre l'île économiquement totalement indépendante. La déclaration de Selçuk Bayraktar, président du conseil d'administration de TEKNOFEST, selon laquelle
"nous sommes ici pour faire de la patrie sœur un nouveau pôle technologique"
, est importante. La nouvelle histoire des Chypriotes turcs pourrait commencer ici. Et elle doit commencer.

Deux développements qui auront des résultats stratégiques


Premièrement, du côté turc de Chypre, il n’y a pas de problème d’eau ni d’électricité. L’eau provient de la Türkiye. En revanche, le côté grec rencontre des problèmes tant en termes d’eau que d’électricité. C’est pourquoi ils souhaitent établir une connexion sous-marine électrique entre la Grèce (Crète) et le Sud de Chypre, puis de là vers Israël. Lorsque l’on prend en compte la nouvelle déclaration du président Erdoğan sur l'île, cette évolution prend une toute autre dimension. Erdoğan a déclaré:
"Nous avons amené l'eau sous la mer vers le Nord de Chypre, maintenant nous allons aussi y apporter l'électricité".

Deuxièmement, la Grèce a lancé un appel d’offres international pour la prospection d’hydrocarbures dans deux blocs qu’elle a unilatéralement définis au sud de l’île de Crète. Ces blocs empiètent sur la zone libyenne définie par l’accord Türkiye-Libye de 2019. Suite à cela, une photo a été publiée montrant le Premier ministre libyen, Dibeybe, marquant du doigt le sud de la Crète sur une carte.


Plus tard, j’ai vu dans le journal Yeni Şafak:
"Il a été indiqué que la Türkiye était partenaire d’un projet en Libye et que de bonnes nouvelles sur ce sujet arriveraient rapidement. Il a également été souligné que des activités de découverte communes débuteraient au large de la Libye".
Si la Libye et la Türkiye menaient des recherches conjointes au sud de la Crète, dans la zone libyenne, cela constituerait un développement très marquant.

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