Story Killers: Israël tente-t-il de manipuler la politique en Afrique?

La rédaction
09:1317/02/2023, vendredi
MAJ: 17/02/2023, vendredi
AFP
Capture d'écran du logiciel Aims développé par Team Jorge, qui sert à manipuler l'opinion sur les réseaux sociaux. @France Info
Capture d'écran du logiciel Aims développé par Team Jorge, qui sert à manipuler l'opinion sur les réseaux sociaux. @France Info

Une société composée d’anciens généraux israéliens diffuse des campagnes de désinformation pour servir les intérêts de leur client, se vantant d'avoir influencé des élections, notamment en Afrique.

Pendant plus de six mois, le consortium Forbidden Stories, réunissant cent journalistes travaillant pour 30 médias internationaux, a lancé une vaste enquête baptisée "Story Killers". Cette enquête a permis de lever le voile sur une industrie de la désinformation à l'échelle mondiale. Oligarques russes, Qatar, Soudan, Cameroun, autant de pays qui ont été la cible d'informations médiatisées sur commande par l'intermédiaire de journalistes rémunérées pour cette tâche. Frédéric Métézeau, journaliste de la cellule investigation de Radio France, partie prenante du consortium, a découvert lors de ses investigations que la première chaine d'information française, BFMTV, n'avait pas été épargnée.



Une société fantôme


Le point de départ de cette affaire ne se trouve pourtant pas dans l'hexagone, mais en Israël. Là-bas, pendant plusieurs mois, Frédéric Métézeau avec Gur Megiddo (journaliste d'investigation au journal israélien The Marker), et Omer Benjakob (journaliste d'investigation au journal israélien Haaretz), ont infiltré une structure spécialisée dans l'influence, la
manipulation électorale
et la
désinformation
.

Cette société n'a aucune existence légale. Pour la trouver, il faut se rendre dans la zone d'activités de Modiin, entre Jérusalem et Tel Aviv. Ses bureaux sont fonctionnels mais discrets.
"Vous voyez sur la porte ? Il n'y a rien. Nous ne sommes rien"
, plaisante celui qui ouvre la porte. C'est pourtant là qu'opère une équipe que surnommée "Team Jorge". Car "Jorge", c'est le surnom que se donne son principal responsable. Sur place, impossible d'interviewer quiconque, compte tenu de la méfiance qui règne à l'égard de la presse et de la sensibilité des activités qui y sont développées. Les employés se présentent comme d'anciens officiers de l'armée ou des services de renseignements israéliens, des experts en information financière, en questions militaires, en guerre psychologique, ou en médias sociaux. Pour comprendre ce qu'ils font réellement, les journalistes se sont présentés comme des "consultants indépendants" missionnés par un client africain qui souhaitait influencer un scrutin électoral.

"La plupart du temps, les clients ne veulent pas que nous apparaissions, explique un cadre de la société aux journalistes infiltrés. Nous aimons être en coulisses. C'est ce qui fait notre force"
, précise Jorge. À l'en croire, sa société serait active sur tous les continents :
"Nous sommes intervenus dans 33 campagnes électorales au niveau présidentiel."
"
Les deux-tiers d'entre elles en Afrique anglophone et francophone. Vingt-sept ont été un succès
"
, revendique l'un de ses collègues. Ils ne s'interdisent d'intervenir que dans trois domaines : la politique nationale américaine, la Russie et Israël.

Des milliers de faux profils


Au cœur de son activité : la
désinformation en ligne
. Team Jorge développe depuis six ans une plateforme numérique d'une efficacité redoutable baptisée Aims pour "Advanced Impact Media Solutions", qui signifie "solutions avancées pour un impact médiatique". Un acronyme qui veut aussi dire en anglais : "objectifs à atteindre". Ce logiciel permet de fabriquer des faux profils et de les activer sur les plus grands réseaux sociaux. Les désinformateurs affirment avoir vendu Aims à plusieurs services gouvernementaux de renseignements.

Ce logiciel produit des avatars : des gens qui n'existent pas, mais qui disposent d'une apparence réelle sur internet et de centres d'intérêts crédibles. Ces faux profils publient leurs soi-disant opinions dans l'espoir d'influencer le plus de "twittos" possibles. Début janvier 2023, le système exploitait 39 213 faux profils différents, consultables dans une sorte de catalogue. On y trouve des avatars de toutes ethnies et nationalités, de tous genres, célibataires ou en couple... Leurs visages sont des portraits de vraies personnes piochées sur internet, et leurs patronymes, la combinaison de milliers de noms et de prénoms stockés dans une base de données.


Pour crédibiliser ces avatars, Aims peut leur ouvrir des comptes sur Amazon ou même Airbnb, et laisser des commentaires en dessous de vidéos YouTube. Ces abonnements sont ensuite authentifiés et validés par courrier électronique (souvent sur Gmail) ou par SMS. Car Aims génère aussi des numéros de téléphones virtuels permettant de recevoir ou d'envoyer des textos.


Pour convaincre les journalistes infiltrés se faisant passés pour des clients, Jorge fabrique sous leurs yeux un avatar avec toutes ses caractéristiques, comme s'il commandait une pizza à la carte avec différents ingrédients :
"Royaume-Uni... Femme… Isla Sawyer ? Je n'aime pas ce nom… Sophia Wilde… Je préfère ce nom là ! Ça fait british. De quelle ville vient cette dame ? Leeds ? Non, Londres. Maintenant, elle a un email, une date de naissance. Elle a même une empreinte digitale. Il reste à mettre une série de photos. Et tous ses comptes vont être vérifiés par SMS car j'ai généré son numéro de téléphone britannique."

Mais il ne suffit pas de disposer d'une gigantesque base de faux profils pour qu'ils soient crédibles. Encore faut-il les animer. Aims les fait donc régulièrement interagir sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Instagram…) et sur des boucles Telegram. Ces interactions peuvent être pilotées de façon automatique par la plateforme. Et pour démontrer ce dont elle est capable, Team Jorge va diffuser une fausse information : la mort aux États-Unis d'un émeu nommé "Emmanuel" qui est très populaire sur Twitter. Les 29 et 3 juillet 2022, Aims diffuse le hashtag #RIP_Emmanuel ("Rest in peace", "repose en paix") sur Twitter et Facebook, en faisant référence à une vidéo du volatile datant du 27 juillet.


En quelques heures, l'activation de centaines de comptes gérés par Aims viralise la nouvelle du décès de l'animal. D'autres comptes viennent renforcer l'opération en publiant des commentaires. Le résultat est sidérant. #RIP_Emmanuel, une information parfaitement fausse, figure en "tendances Twitter" dans certains pays comme la Slovaquie, obligeant la propriétaire de l'autruche à démentir l'affirmation à ses plus de 810 000 abonnés.
"Je me suis réveillée pour découvrir que quelqu'un avait lancé une rumeur selon laquelle Emmanuel était MORT, écrit-elle. J'ai littéralement couru jusqu'à la grange pour voir si c'était vrai. Il m'attendait à la porte, bien vivant et prêt pour les câlins. EMMANUEL N'EST PAS MORT !!"

Dans le cadre du projet "
Story killers
", Le Monde a référencé les comptes Twitter utilisés pour populariser #RIP_Emmanuel. Et il a découvert qu'ils avaient été activés lors d'une vingtaine d'autres opérations de désinformation autrement plus sérieuses que la fausse mort d'un émeu. "
On a été très surpris et impressionnés par le degré de sophistication technique de cette plateforme, et par les dispositions mises en place pour échapper aux mesures de détection de Facebook notamment, témoigne Damien Leloup, notre confrère du Monde. Aims est capable de générer des éléments techniques qui lui permettent vraiment de se faire passer pour un humain.
"

Six millions d'euros pour le report d'une élection


Dans une vidéo adressée à leurs clients qui résume leur savoir-faire, les membres de Team Jorge se vantent d'avoir aussi participé au sabotage de plusieurs scrutins, dont notamment le premier référendum sur l'indépendance de la Catalogne organisé le 9 novembre 2014. Il arrive parfois que Team Jorge renforce son dispositif automatique en recrutant des rédacteurs (des étudiants sachant écrire et parler des langues étrangères), dans les pays où il envisage une opération. En échange d'un Smic local, ils deviendront les "petites mains" des futures campagnes numériques.



Team Jorge raconte que, p
our obtenir le report d'un scrutin dans un pays africain, il a facturé sa prestation six millions d'euros
.
"La première des choses qu'on a faites, c'était une recherche et une analyse très profondes sur le pays, raconte un des opérateurs. Ensuite, il fallait savoir si le résultat du scrutin aurait des répercussions dans d'autres pays. Par exemple, aux États-Unis ou en Europe. Afin d'évaluer ce qu'on pouvait faire aussi là-bas pour servir les intérêts de notre client."
La société active ensuite sa plateforme Aims. Elle inonde les réseaux sociaux. Mais la campagne se fait aussi avec des SMS qui relayent des messages politiques. Jusqu'à deux millions de SMS en une semaine :
"L'objectif, c'est de créer une atmosphère sur le terrain comme à l'international qui permette de faire apparaître le report de l'élection comme étant la meilleure solution."

Placer ses cibles sur écoute


Autre volet de l'opération : semer la discorde au sein des clans qui contrôlent les leviers du pouvoir.
"
Nous devons être très malins pour provoquer des heurts entre les généraux et leurs familles. Entre chaque chef de tribu.
"
D'où la nécessité de bénéficier de l'aide – pour ne pas dire la complicité – d'employés de compagnies téléphoniques locales pour mettre des cibles sur écoute, explique "Jorge", afin de
"savoir ce que pensent les responsables du camp adverse"
.
La mise sur écoute est facturée 50 000 euros pièce
, dit-il.

On organise enfin un lobbying ciblé.
"La dernière chose que les gens souhaitent, c'est l'instabilité. En Europe, vous vous dites : ‘S'il y a de l'instabilité, il va y avoir des vagues de migrants', et cela vous inquiète. Tandis qu'aux États-Unis, on craindra plutôt que ces événements fassent monter le prix de l'énergie…"
. Et pour transmettre ces messages, Team Jorge dit s'appuyer sur des personnalités connues comme l'israélien Ilan Mizrahi, ancien directeur adjoint du Mossad et ancien conseiller à la Sécurité nationale du Premier ministre Ehud Olmert, ou encore Roger Noriega, un ancien diplomate des administrations Bush Jr. et Reagan. Ilan Mizrahi dit connaître Jorge mais ne pas avoir de lien d'affaires avec lui. Quant à Roger Noriega, il affirme ne pas se souvenir de son nom.

Jorge : un ancien de l'armée israélienne


Les journalistes ont pu identifier qui se cachait derrière le mystérieux Jorge, le maître d'œuvre de ces opérations. Il se fait aussi appeler "Michael", "Joyce Gamble" ou "Coral Jaime". Il dispose de plusieurs adresses email et de numéros de téléphones dans différents pays. Mais il se nomme en réalité Tal Hanan. Il est à la tête de deux sociétés opérant dans la sécurité et le renseignement : Sol Energy et Denoman. Sur le site internet de cette dernière, il est décrit comme un
spécialiste des explosifs ayant servi dans les forces spéciales de l'armée israélienne
et comme
ancien officier de liaison de Tsahal
, l'armée de défense d'Israël, auprès du commandement des forces spéciales de la sixième flotte des États-Unis. Selon sa biographie, il aurait aussi
"commandé des opérations de protection des cadres à haut risque au Mexique, en Colombie et au Venezuela, et dirigé des programmes de formation en matière de lutte contre le terrorisme… pour le gouvernement américain"
. Titulaire d'un diplôme en relations internationales de l'Université hébraïque de Jérusalem, il est présenté comme
"un conférencier très recherché qui a fait des exposés devant le Congrès américain, de nombreux gouvernements étrangers et des sociétés internationales"
. On le retrouve interviewé dans plusieurs médias en lignes et dans de grands journaux comme le Washington Post en 2006.

Selon Anat Ben David, professeure associée de communication à l'Université ouverte d'Israël, non seulement les révélations du projet "Story Killers" lèvent le voile sur les coulisses de la désinformation et ses nouveaux acteurs, mais elles mettent aussi en lumière les failles des réseaux sociaux :
"Nous sentions bien, tous, que quelque chose n'allait pas. Nous analysions les profils sans rien pouvoir faire de plus. Mais avec cette investigation on voit enfin en temps réels comment les choses se passent."
Et comment ces réseaux, faute de régulation, mais aussi parce qu'ils sont instrumentalisés par des officines malveillantes, permettent de manipuler l'opinion.

Lire l'enquête complète de
et l'article de
.
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