Journaux de la flottille 30 : Avant d’atteindre Gaza mille après mille…

10:401/10/2025, mercredi
Ersin Çelik

Ce sera sans doute l’article qui m’aura le plus coûté. Je suis à l’un de ces instants où les mots semblent insuffisants, où les émotions ne tiennent pas dans la plume. Cela fait exactement un mois que je suis arrivé en Italie le soir du 31 août pour rejoindre la flottille. Cela fait 18 jours que nous sommes en mer sans relâche. Les bateaux sont devenus notre maison, les vagues nos compagnes de route. Dieu l’a permis : quelles que soient nos conditions, j’ai consigné jour après jour mes témoigna

Ce sera sans doute l’article qui m’aura le plus coûté. Je suis à l’un de ces instants où les mots semblent insuffisants, où les émotions ne tiennent pas dans la plume. Cela fait exactement un mois que je suis arrivé en Italie le soir du 31 août pour rejoindre la flottille.


Cela fait 18 jours que nous sommes en mer sans relâche. Les bateaux sont devenus notre maison, les vagues nos compagnes de route. Dieu l’a permis : quelles que soient nos conditions, j’ai consigné jour après jour mes témoigna ges de ce voyage historique, et vous lisez maintenant le trentième de mes journaux. Chacun de ces trente textes est écrit avec le sel de la Méditerranée et le manque de la Palestine…


Nous sommes désormais à cette distance critique sur la route de Gaza. Quand vous lirez ces lignes, nous espérons être en navigation à 150 milles marins de Gaza. Lorsque nous avons levé l’ancre pour la première fois depuis le port d’Augusta, en Sicile, Gaza figurait à 1 100 milles sur la carte. Ce jour-là, cette distance semblait infranchissable… Aujourd’hui, nous sommes si proches qu’on pourrait nous désigner du doigt — et, en même temps, nous entrons rapidement dans la zone d’intervention israélienne. Ici, les eaux internationales sont revendiquées par Israël d’une manière contraire au droit international : c’est un seuil dangereux. Si aucun obstacle ne se présente, notre plan est d’être, jeudi à la mi-journée, sur les côtes de Gaza occupée.


Je ne sais pas si j’écrirai un nouveau texte demain, si nous aurons une connexion internet, ni même si je serai encore à bord de ce bateau. Mais ce ne sont pas des mots d’adieu. Au contraire, c’est peut-être le signe d’un nouveau commencement. Si nous parvenons à atteindre Gaza, j’écrirai depuis ces terres assiégées, je raconterai les histoires qui naissent au cœur de cette résistance. Penser à cela suffit à me faire oublier ma fatigue. Ainsi ce texte n’est pas une fin : ce sont simplement les dernières lignes d’un intermède.


Ersin Çelik se rend vers Gaza en compagnie de la journaliste Semanur Sönmez Yaman.

Aujourd’hui, j’ai longuement observé les autres activistes sur le pont. J’ai regardé chacun d’eux, un par un. Oui, le sel de la mer et les traces de la fatigue de dix-huit jours se lisaient, mais la détermination dans les regards était plus nette que jamais. Nous sommes tous, convaincus sans faille que ce voyage aboutira à Gaza, entassés dans une embarcation plus petite qu’une coquille de noisette. À nos côtés se trouvent des parlementaires et des journalistes italiens. Avec Semanur Sönmez Yaman, nous discutons parfois avec eux. Ils savent l’importance de cette mission, ils enregistrent chaque instant, prennent des notes. Comme tout le monde dans la flottille, ils sont tranquilles. Courageux, impatients d’arriver à Gaza.


Des moments poignants se vivent sur le pont. Chacun se retire dans un coin pour appeler ses proches. Avant une éventuelle coupure des communications, on fait les derniers bilans, on dit les derniers adieux. Un père dit à son enfant :
"Je reviendrai bientôt, je t’apporterai un cadeau de Gaza."
Un jeune rassure sa mère :
"Ne t’inquiète pas, nous allons bien et nous sommes très forts."
Ces paroles ne sonnent pas comme la préparation d’une guerre, mais comme les bruits doux d’une veillée avant des retrouvailles. Chaque appel téléphonique est une entaille laissée sur la vie qu’on a laissée derrière soi et un rafraîchissement de la foi en l’objectif à venir.

Un message adressé ce matin à notre groupe turc par un camarade a résumé l’esprit du jour :
"Mettons nos habits de fête ce soir."
En réalité, nous n’avons pas beaucoup de vêtements avec nous. Mais nous avons tous compris ce que signifiait le message. Nos
"habits de fête"
, c’étaient cette foi et cette détermination que nous n’avons jamais quittées pendant ce voyage. C’était un appel à nous préparer, dans notre plus belle dignité, pour le grand jour où nous enlacerons le peuple de Gaza. C’était le désir d’apporter sur ces rivages assombris par la douleur et le siège une étincelle d’espoir, une joie de fête. C’était la volonté de dire :
"Nous ne sommes pas venus pour rien, nous sommes venus comme un matin de fête."
Nous ne savons pas ce que demain nous réserve, mais nous sommes remplis d’un espoir semblable à celui de se réveiller pour une fête.

Aux familles précieuses…


Je veux consacrer la dernière partie de mon texte à nos familles… À commencer par la mienne : mon épouse Nuriye et ma mère Gülay, et au nom des amis venus de Türkiye, je dois exprimer notre reconnaissance la plus sincère à ceux que nous avons laissés derrière. Vous qui nous avez accompagnés vers la campagne pour Gaza, cela fait un mois que vous portez le fardeau de rester à terre et de vivre à la maison. À la question
"Partir est-il plus difficile que rester ?"
, la réponse est évidemment
"rester"
— et vous avez supporté cette difficulté.

La plupart des récits autour de la flottille Sumud mettent en scène les bateaux défiant les vagues et les activistes courageux. Pourtant la face invisible de ce courage repose sur les épaules des familles qui attendent en silence à la maison. Derrière les gros titres et les images des ports bondés, derrière les discours enthousiastes, il y a des gens qui, au milieu de la nuit, sursautent au son d’un téléphone, scrutent les nouvelles avec inquiétude : mères, pères, époux et épouses, enfants, frères, sœurs et amis…


Tandis que nous luttons contre les vagues de la mer, vous êtes ballottés par les vagues de l’information et de l’incertitude. Chaque sonnerie a fait bondir votre cœur. Dans les nuits sans sommeil, vous vous êtes demandé :
"Où sont-ils maintenant ? Sont-ils en sécurité ?"
Vous n’êtes pas restés qu’à attendre : vous êtes devenus nos plus puissants soutiens à terre, notre voix. Vous avez parlé en notre nom, prié, insisté que nous faisions partie de cette cause juste à chaque occasion.

D’un côté, vous avez maintenu l’ordre du foyer ; de l’autre, vous avez tissé une langue de douceur et un rythme de compassion pour combler le vide laissé par notre absence. Aux repas du soir, la chaise vide a été emplie des notes que les enfants ont écrit, des questions reportées, du
"Raconte-moi quand tu seras de retour"
gardé en réserve. Parfois vous avez pris des congés au travail, ajusté des budgets serrés, différé des projets ; parfois vous avez géré avec patience la curiosité du voisinage, de l’école, de la famille.

La plus difficile de ces renoncements reste de supporter l’incertitude. Tenter de tirer du sens des plans logistiques, des cartes maritimes, des flux d’informations internationales ; réussir à tenir la peur et l’espoir dans la même phrase. La véritable force qui se glisse dans la main d’un activiste vient du sentiment "j’ai un monde derrière moi" — et ce monde naît précisément dans ces foyers. La solidarité n’est pas seulement une chaîne sur le pont ; c’est le rythme du souffle à la maison, la morale de l’attente, le labeur quotidien de la patience.


La petite-fille de Dilek Şenocak est née ; elle a entendu son premier cri au téléphone et a retenu ses larmes. Mustafa Şimşek n’a pas pu assister au mariage de Muhammet Hakan ; une chaise est restée vide et un sourire a manqué dans la salle. Certains d’entre nous sont partis après avoir demandé la bénédiction (helallik) à leurs parents (demander la bénédiction ou la permission morale), des médicaments ont été mis dans des sacs, des carnets de prières sont restés à la maison, des notes
"appelez-nous quand vous reviendrez"
pendus à la porte… Et tant d’autres histoires encore. Ces récits appartiennent plus aux familles laissées derrière qu’aux activistes de la flottille : ils sont les récits de ceux qui attendent, de ceux qui patientent, des mains qui, depuis un mois, ouvrent leurs paumes en prière face à la Méditerranée que nous n’avons pas encore traversée.

Sans votre constance et votre soutien, notre détermination au large serait incomplète. Notre force découle non seulement de notre foi, mais de votre amour inébranlable et de votre patience. Pardonnez-nous et bénissez-nous. Cette campagne sera menée à bien non seulement pour Gaza, mais aussi pour vos beaux cœurs.


Et maintenant, alors que nous entamons les dernières 24 heures… Quand nos regards se tournent vers l’horizon, nous ne voyons plus seulement la mer : nous voyons un rêve, un objectif, la possibilité de mettre fin à des années d’oppression. Ces bateaux n’embarquent pas seulement des personnes et de l’aide ; ils portent l’objection de l’humanité à un monde qui a choisi l’oubli. Ils portent une promesse faite à un peuple oublié. Nous ne savons pas ce qui se passera ce mercredi en mer. Une chose est sûre : cela commencera soit par un matin de fête au port de Gaza, soit par la conscience du monde qui une fois encore échouera sur ces eaux. Dans les deux cas, nous sommes prêts.

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