Écrire sur Atatürk : possible sans excès ?

10:3310/11/2025, lundi
MAJ: 10/11/2025, lundi
Aydın Ünal

Peut-on écrire un texte sincère sur Mustafa Kemal sans tomber ni dans l’éloge excessif ni dans la condamnation outrancière — et sans enfreindre la loi n°5186* ? Essayons. Mustafa Kemal n’était pas un être surnaturel, ni doté de talents extraordinaires. Comme tout officier ottoman de son époque, il avait reçu une bonne formation et acquis une expérience sur les champs de bataille des guerres balkaniques et de la Première Guerre mondiale. Comparé à ses contemporains, sa carrière militaire fut plutôt

Peut-on écrire un texte sincère sur Mustafa Kemal sans tomber ni dans l’éloge excessif ni dans la condamnation outrancière — et sans enfreindre la loi n°5186* ? Essayons.


Mustafa Kemal n’était pas un être surnaturel, ni doté de talents extraordinaires. Comme tout officier ottoman de son époque, il avait reçu une bonne formation et acquis une expérience sur les champs de bataille des guerres balkaniques et de la Première Guerre mondiale. Comparé à ses contemporains, sa carrière militaire fut plutôt modeste : affecté à des postes diplomatiques comme attaché militaire à Sofia ou aide de camp du prince héritier Vahdeddin, il servit moins longtemps sur le terrain et ne connut de succès notable qu’à Çanakkale. Il évitait les risques : avant la chute de Jérusalem, il démissionna pour partir en cure à Vienne ; il refusa le commandement de Médine ; envoyé en Palestine, il dut battre en retraite jusqu’à Afrin après de lourdes pertes.


Lorsque le sultan Vahdeddin l’envoya en Anatolie pour organiser la résistance, il était simplement l’officier le plus disponible parmi les hauts gradés — un choix logique. La guerre d’indépendance turque disposait déjà de sa base organisationnelle : la victoire fut le fruit d’un effort collectif, non d’un seul homme.


Mustafa Kemal n’était pas un penseur ni un intellectuel. Le contexte ne lui en offrait d’ailleurs guère la possibilité. Ses idées manquaient d’originalité et d’influence durable. Elles n’ont ni marqué son époque ni inspiré d’autres peuples. Quant à sa volonté de
"moderniser"
un peuple musulman, d’appliquer la laïcité à une société islamique et de bâtir un modèle séculier, ces projets avaient déjà échoué avant même sa mort.

Un stratège politique redoutable


En revanche, Mustafa Kemal était un habile politicien. Il mena avec succès la diplomatie de la guerre d’indépendance, négociant avec les Russes, les Français, les Italiens et les Américains pour repousser l’option militaire. Avant Lausanne, il fit taire l’opposition, et après la proclamation de la République, il utilisa les tribunaux d’exception, l’affaire de l’attentat d’Izmir et l’incident de Menemen pour éliminer toute dissidence. Ainsi, il ouvrit à lui-même et à son entourage une voie sans obstacles.


Mais comment se fait-il qu’un leader produit par l’air du temps des années 1920 reste encore aujourd’hui au centre des divisions ?
Tandis que Lincoln, Lénine, Staline, Hitler, Mussolini, Franco, Mao, Khomeiny ou Pinochet ont disparu de la vie quotidienne ou pris leur place dans l’histoire, pourquoi voit-on en Türkiye une statue d’Atatürk dans chaque ville, près de 4 000 rues et avenues portant son nom, autant d’écoles, de ponts, d’usines baptisées
"Atatürk",
"Gazi"
ou
"Mustafa Kemal"
?

Comment se fait-il que son nom soit devenu le symbole du conformisme, la pierre de touche de la
"respectabilité"
républicaine — voire un objet de quasi-culte ?

Pourquoi, de la maternelle à l’université, inculque-t-on aux jeunes un culte doctrinal dont même la Corée du Nord n’offre pas l’équivalent ?

Quelle est la racine de cette rigidité, de ce réflexe pavlovien, de cette schizophrénie collective que beaucoup ne perçoivent même plus ?


Le problème ne vient plus d’Atatürk


Premièrement, après sa mort, İsmet İnönü chercha à effacer Mustafa Kemal de l’histoire. Mais, après 1950, Celal Bayar et Adnan Menderes, par réaction à İnönü, le ressuscitèrent comme instrument de légitimité politique. Cet usage opportuniste d’Atatürk n’a jamais cessé.


Deuxièmement, Mustafa Kemal voulait
"créer"
une nouvelle société, un
"nouvel homme"
. Tous les moyens de l’État furent mobilisés pour former une génération occidentalisée, moderne, positiviste, détachée de la religion. La société, qui rejeta ce projet, en sortit blessée et divisée. Aujourd’hui, Atatürk n’existe plus par ses idées ni par ses œuvres, mais comme un nom exploité pour légitimer un mode de vie occidental : consommation d’alcool, exhibitionnisme, fêtes importées, danses, Halloween, dérives LGBT, hostilité envers l’islam et les musulmans. Son nom est devenu un outil de justification, un masque idéologique.

Troisièmement, pour les puissances étrangères qui n’ont jamais considéré la Türkiye comme leur égale mais souhaitent la maintenir sous tutelle, la figure d’Atatürk reste un instrument utile, protégé et manipulé avec soin.


Sous tous les angles, notre situation révèle une société malade. Tant que nous n’aurons pas compris que le temps des cultes du chef est révolu, que nous continuerons à protéger les figures historiques par la loi plutôt que d’en débattre librement, et que nous refuserons de replacer ces figures à leur juste place dans l’Histoire, la polarisation persistera et la société ne retrouvera pas son équilibre.


NDLR : La loi n°5816, promulguée en 1951, interdit toute insulte ou critique jugée offensante envers la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk. Modifiée par la loi n°5186 en 2004, elle demeure en vigueur et rend toute analyse critique de sa figure particulièrement sensible en Türkiye.
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