À la veille de décisions cruciales à Chypre

10:1021/10/2025, mardi
Yahya Bostan

Les élections présidentielles ont eu lieu en République turque de Chypre du Nord (RTCN). Le vainqueur est Tufan Erhürman, le leader du CTP. Ce scrutin était d’une importance majeure. D’une part, Ankara avait changé de cap sur la question chypriote et consolidait cette nouvelle position. D’autre part, la conjoncture régionale poussait Türkiye à prendre des décisions stratégiques. Dans ce contexte critique, le résultat allait déterminer si le camp des "fédéralistes", partisans d’un accord avec les

Les élections présidentielles ont eu lieu en République turque de Chypre du Nord (RTCN). Le vainqueur est Tufan Erhürman, le leader du CTP. Ce scrutin était d’une importance majeure. D’une part, Ankara avait changé de cap sur la question chypriote et consolidait cette nouvelle position. D’autre part, la conjoncture régionale poussait Türkiye à prendre des décisions stratégiques.


Dans ce contexte critique, le résultat allait déterminer si le camp des
"fédéralistes",
partisans d’un accord avec les Chypriotes grecs, l’emporterait, ou si la ligne du
"deux États"
, en coordination avec Ankara, s’imposerait. Les débats internes ont transformé l’élection en un véritable
"référendum"
. Mais l’a-t-elle vraiment été ?
En élisant Erhürman, le peuple chypriote turc a-t-il réellement exprimé une volonté de fédération ?

Quand les résultats sont tombés, j’ai appelé un ami à Chypre, ignorant qu’il se trouvait alors auprès du nouveau président. J’ai écouté ce qu’il avait à dire sur les idées, les projets et les discussions en coulisse d’Erhürman. Mais avant cela, posons le cadre.


Ce n’était pas un référendum


On sait qu’Erhürman défend une ligne
"fédéraliste"
. Mais cela signifie-t-il que le peuple chypriote turc a voté en faveur de la fédération ? Si l’on regarde la question sous un angle superficiel, on pourrait répondre
"oui".
Mais ce serait une erreur.

En 2005, le
"fédéraliste"
Mehmet Ali Talat a remporté la présidence avec 56 % des voix, battant le
"deux-étatiste"
Derviş Eroğlu. Cinq ans plus tard, en 2010, Eroğlu a pris sa revanche. En 2015, un autre
"fédéraliste"
, Mustafa Akıncı, a gagné. En 2020, c’est à nouveau l’inverse : le
"deux-étatiste"
Ersin Tatar a été élu. Cette alternance continue illustre une oscillation politique constante.

Peut-on en conclure que le peuple chypriote turc change d’avis tous les cinq ans sur la fédération ou l’indépendance ?
Non. Cette lecture serait trop simpliste. Ces revirements montrent surtout que les attentes de la vie quotidienne pèsent plus lourd que les grandes lectures géopolitiques. Et l’histoire récente laisse penser qu’en 2030, il est très probable que les
"deux-étatistes"
reviendront au pouvoir.

La barre du navire a tourné


Ankara a définitivement tourné la page de la fédération. C’est une évolution majeure. Tout aussi significatif : même l’ONU a désormais perdu espoir dans cette voie. Comme je l’écrivais le 1er mai, sur la base du rapport de la représentante spéciale du secrétaire général, María Ángela Holguín :
"Il n’existe plus de terrain commun pour une fédération".

L’ONU veut désormais se concentrer sur des mesures pratiques visant à améliorer la vie quotidienne. Lors des réunions de mars et juillet dernier, le mot "fédération" n’a même pas été prononcé. Comme me le disait alors une source
: "La route du navire a changé."

Les eaux s’échauffent en Méditerranée orientale


Israël a transformé la partie grecque de l’île en base logistique pour son génocide à Gaza. Parallèlement, il y installe un bouclier de défense contre Türkiye : radars, systèmes antiaériens, acquisitions foncières par des Israéliens... Ces évolutions laissent penser qu’Ankara se trouve à la veille de décisions cruciales. Il est temps, selon moi, de renforcer la présence turque à Chypre et d’y ancrer la ligne de défense de la
"Patrie Bleue"
(Mavi Vatan) pour protéger les intérêts de Türkiye et des Chypriotes turcs.

Une réunion intrigante à Luxembourg


Depuis la guerre en Ukraine, l’Occident cherche un nouveau langage avec Ankara. L’Allemagne elle-même le reconnaît : la semaine dernière à Ankara, son ministre des Affaires étrangères, Wadephul, a déclaré que
"le renforcement de la dissuasion turque est dans notre intérêt"
. L’Union européenne veut combler ses failles de sécurité avec l’aide de Türkiye.

Mais l’enjeu dépasse la seule guerre d’Ukraine. Hier, à Luxembourg, le Conseil des affaires étrangères de l’UE a tenu une réunion sur la
"sécurité interrégionale et la connectivité".
Outre les ministres des pays membres, participaient Türkiye, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Moldavie, l’Ukraine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan. Une liste révélatrice.

Les États-Unis et l’UE cherchent à encercler la Russie et à se repositionner face à la Chine. Le concept américain des
"Accords d’Abraham"
, censé redessiner la région, est désormais étendu du Moyen-Orient au Caucase et à l’Asie centrale. L’Europe et les États-Unis semblent agir en parfaite coordination.

Dans cette équation, la clé réside dans la position de Türkiye. L’attitude soudainement positive et réactive de l’Occident envers Ankara vise à ouvrir cette porte. Mais les Européens restent freinés par les exigences maximalistes de la Grèce et de la partie grecque de Chypre. Berlin s’apprête toutefois à faire pression sur Athènes pour permettre à Türkiye de bénéficier du programme SAFE lié à l’industrie de défense et approfondir les relations UE-Türkiye.


Que fera Erhürman ?


Les négociations sur Chypre, les tensions en Méditerranée, les nouveaux équilibres entre Türkiye et l’Occident… Dans un tel contexte, le résultat des élections de la RTCN mérite une attention particulière.


Revenons à ma conversation téléphonique avec mon ami à Nicosie.


Premièrement
, le message de félicitations du président Erdoğan a été accueilli avec joie dans la RTCN, et Erhürman l’a remercié dans son discours au balcon.

Deuxièmement
, Erhürman souhaite travailler en étroite coopération avec Ankara :
"Aucune politique étrangère ne sera décidée sans concertation avec Türkiye"
, a-t-il dit.

Troisièmement
, il est conscient qu’une fédération, dans les conditions actuelles, serait défavorable aux Chypriotes turcs, et ce sujet ne reviendra donc pas sur la table.

Enfin
, il a affirmé :
"Je serai le président de tous"
, ce qui l’empêche de s’opposer frontalement à la solution à deux États, même s’il ne la soutiendra pas avec la même vigueur qu’Ersin Tatar.

La conclusion s’impose : le cap a changé. Revenir aux anciens débats n’a ni sens ni utilité. Les divergences d’approche pourront ralentir la marche, mais elles ne la détourneront pas. Cinq ans, à l’échelle d’un État, c’est peu. Concentrons-nous sur cette nouvelle route.

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