Accord de ZEE signé entre le Liban et Chypre: ce qu'il faut retenir

David Bizet
12:1927/11/2025, jeudi
Yeni Şafak
Le président chypriote grec Nikos Christodoulides et le président libanais Joseph Aoun, le 26 novembre 2025 à Beyrouth.
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Le président chypriote grec Nikos Christodoulides et le président libanais Joseph Aoun, le 26 novembre 2025 à Beyrouth.

L'accord de Zone Économique Exclusive signé entre le Liban et Chypre le 26 novembre 2025 soulève des questions juridiques et géopolitiques majeures. En excluant la République turque de Chypre du Nord (RTCN) et en amputant le Liban de plusieurs milliers de km2 de territoire maritime, cette délimitation maritime risque de fragiliser la stabilité régionale en Méditerranée orientale plutôt que de la renforcer.

Le 26 novembre 2025, les présidents libanais Joseph Aoun et chypriote Nikos Christodoulides ont signé au palais de Baabda un accord délimitant leurs Zones Économiques Exclusives respectives. Ratifié par le cabinet libanais fin octobre, ce texte s'appuie sur la méthode de la ligne médiane pour tracer une frontière maritime visant à clarifier l'exploitation des ressources gazières offshore.


Pourtant,
cet accord présente des failles structurelles importantes
. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) exige la prise en compte de toutes les côtes pertinentes et impose un résultat équitable. Or, cette délimitation ignore délibérément le littoral de la république turque de Chypre Nord (RTCN), qui existe géographiquement même si son statut politique reste contesté.

Cette exclusion contredit les principes fondamentaux du droit maritime international: proportionnalité des côtes, non-empiètement et équité. L'accord Liban-Chypre traite pourtant Chypre comme une entité unique sous administration grecque, effaçant la réalité du territoire nord.


Un timing politique révélateur


La signature intervient dans un contexte délicat. Le nouveau président de la RTCN, Tufan Erhürman, venait de conclure avec son homologue sud-chypriote un accord de principe basé sur l'absence de préconditions et de démarches unilatérales. Quelques jours plus tard, Chypre du Sud signait cet accord maritime sans consultation avec le Nord, sapant immédiatement la confiance naissante.


Cette démarche unilatérale contraste avec le discours officiel sur la réconciliation et une solution fédérale. On ne peut prétendre rechercher un partenariat tout en traçant des frontières maritimes qui ignorent l'autre partie de l'île. Cette contradiction affaiblit les perspectives de règlement du conflit chypriote.


Le Liban perd du territoire maritime


Paradoxalement, le Liban pourrait être le grand perdant de cet accord. Des experts juridiques et énergétiques libanais alertent depuis 2007 sur le fait que la ligne médiane avec Chypre ampute le Liban de 2500 à 5000 kilomètres carrés de zone maritime potentielle.


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Les pertes de ZEE pour le Liban (en rouge) au profit de l'administration chypriote grecque.

Après les négociations difficiles avec Israël sur la ligne 23 et le gisement de Qana, Beyrouth connaît l'importance stratégique de chaque kilomètre carré maritime. Pourtant, au lieu de renégocier depuis une position plus forte, le gouvernement libanais entérine la structure de 2007, acceptant une mer plus petite sans coordination avec la Türkiye et la RTCN.


Cette approche privilégie une victoire diplomatique à court terme et une apparente clarté pour les compagnies pétrolières comme TotalEnergies ou ENI, mais sacrifie la profondeur stratégique à long terme. Le Liban se prive ainsi de surfaces d'exploration potentiellement riches en hydrocarbures.


L'accord Türkiye-Libye change la donne


L'analyse de l'accord Liban-Chypre serait incomplète sans mentionner l'accord maritime signé entre la Türkiye et la Libye en 2019. Ce dernier a établi un corridor reliant deux côtes continentales, appliquant une vision réaliste de la délimitation maritime où les petites îles ne génèrent pas automatiquement des ZEE étendues qui déformeraient l'équité.


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L'accord maritime turco-libyen de 2019 prévoit une frontière maritime entre les deux pays (E-F)

Cet accord turco-libyen a fondamentalement modifié la géométrie stratégique de la Méditerranée orientale. Prétendre qu'il n'existe pas ou l'ignorer dans les analyses ne change rien à sa réalité sur le terrain. La délimitation Liban-Chypre tente d'imposer une carte maximaliste chypriote grecque qui fait abstraction de cette nouvelle donne géopolitique.


Des implications économiques incertaines


Pour le Liban, en pleine crise économique, l'accord est présenté comme un levier de relance du secteur énergétique offshore. Il vise à attirer des investissements étrangers et à générer des revenus via l'exploitation de blocs attribués en 2018. Une interconnexion électrique sous-marine avec Chypre est également envisagée, avec l'appui de la Banque mondiale.


L'administration chypriote grecque, déjà active dans l'exploitation gazière, voit dans cet accord une opportunité de renforcer ses liens avec l'Union européenne, dont elle est membre. Les deux pays présentent cette délimitation comme non dirigée contre des tiers, mais des réactions d'Ankara sont inévitables.


Cependant, l'instabilité juridique de cet accord pourrait décourager les investisseurs. Les compagnies pétrolières internationales hésiteront à engager des milliards dans des zones contestées où leurs activités risquent d'être bloquées par des différends diplomatiques ou juridiques. Sans un cadre régional inclusif, ces promesses économiques restent fragiles.


Une stabilité régionale compromise ?


L'accord du 26 novembre 2025 est qualifié de
"signal politique fort"
et de pas vers la stabilité régionale. En réalité, il pourrait produire l'effet inverse. En écartant la Türkiye et la RTCN, il perpétue les tensions plutôt que de les résoudre.

Une délimitation maritime durable en Méditerranée orientale nécessite l'inclusion de tous les acteurs géographiquement pertinents. Ignorer les côtes continentales turques et le littoral nord-chypriote ne fait pas disparaître ces réalités physiques et politiques. Cela crée plutôt un cadre juridique vulnérable aux contestations et aux blocages.


L'histoire des délimitations maritimes montre que les accords les plus stables sont ceux qui respectent la géographie réelle, incluent tous les acteurs concernés et produisent des résultats équitables. L'accord Liban-Chypre échoue sur ces trois critères.


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