Une réussite journalistique: s’infiltrer derrière le silence…

15:2216/11/2025, dimanche
Ersin Çelik

Durant des années, de nombreux témoins ont parlé, des articles ont été écrits, des rapports publiés. Les médias, les universitaires et les organisations de défense des droits humains ont tenté d’alerter sur les politiques répressives menées par la Chine au Turkestan oriental (Région autonome ouïghoure du Xinjiang). Mais au cœur de tous ces efforts, un manque essentiel persistait: aucun journaliste n’avait réussi à pénétrer dans les quartiers où vivent les Ouïghours pour en saisir la réalité de l’intérieur.

Durant des années, de nombreux témoins ont parlé, des articles ont été écrits, des rapports publiés. Les médias, les universitaires et les organisations de défense des droits humains ont tenté d’alerter sur les politiques répressives menées par la Chine au
Turkestan oriental (Région autonome ouïghoure du Xinjiang).

Mais au cœur de tous ces efforts, un manque essentiel persistait: aucun journaliste n’avait réussi à pénétrer dans les quartiers où vivent les Ouïghours pour en saisir la réalité de l’intérieur. Pékin ne montrait rien de la vie authentique en dehors des
"corridors touristiques"
qu’elle autorisait, réduisant la visite des étrangers à une mise en scène soigneusement orchestrée.

Depuis longtemps, ce rideau noirci par le contrôle de l’information dissimulait une évidence: le régime chinois avait transformé les anciennes cités turques en un laboratoire de transformation sociale, n’offrant au monde extérieur qu’une vitrine triée sur le volet. Traditions
"jouées"
sous l’étiquette de
"Centre culturel",
rues conçues comme des décors de cinéma, vieillards utilisés comme figurants, prières exhibées pour les touristes… u
n spectacle cadenassé. Jusqu’à ce qu’il y a un mois, un journaliste foule discrètement, sûrement et courageusement le sol de Gulja.

Quelqu’un dans les ruelles oubliées


Mon confrère et ami Taha Kılınç –dont je lis les livres et articles avec une grande attention– a franchi, au mépris de tous les mécanismes de surveillance chinois, les rues d’un Turkestan oriental dont on n’avait plus de nouvelles depuis des années. Il a retrouvé les traces effacées de mosquées, suivi les fragments des cimetières détruits, parlé à voix basse avec les habitants, exploré les marchés et les quartiers où les Ouïghours vivent constamment sous contrôle. Il a vu les camps où sont détenues des personnes, contourné policiers, caméras et contrôles d’identité.


Pendant huit jours, Taha Kılınç a parcouru toutes les villes de la région, consignant ses observations avec la rigueur d’un historien. Ces témoignages minutieux, notés instant après instant, ont été rassemblés dans un volumineux ouvrage intitulé
"Sur les traces d’une géographie disparue / Journal de voyage du Turkestan oriental"
, publié le mois dernier chez Ketebe.

Dans l’ombre des cartes: la préparation


Ce livre n’est pas seulement le récit de ce qu’il a vécu sur le terrain. Il est aussi la preuve du travail immense réalisé en amont. Avant de partir, Taha Kılınç a étudié pendant des semaines les plans des villes, identifié dans les archives l’emplacement des mosquées détruites, retrouvé sur des images satellites les traces des anciens cimetières. Même lorsque des sites historiques avaient été rasés puis transformés en parcs, autoroutes ou résidences, il parvenait à localiser ce qui avait disparu grâce aux indices restants.


Ainsi, les premières pages du livre rappellent:
"À Korgas, il y avait trois grands cimetières musulmans… tous entourés de murs, et sur les images satellites on distinguait encore les pierres tombales."
(p.48)

Grâce à cette préparation détaillée, les
"nouvelles constructions" croisées pendant la route ne le surprennent guère: un œil capable de reconnaître l’ombre d’un minaret sur une photo satellite ne se trompe pas sur le terrain. Il résume ensuite la politique de destruction: "L’effacement des dômes et des minarets est une pratique intensifiée par la Chine au cours des dix dernières années."
(p.48)

Résister à l’effet immédiat


Un détail, à mes yeux particulièrement révélateur de l’état d’esprit de Taha Kılınç et de son compagnon de route Hulusi Yiğit, mérite d’être relevé: malgré les centaines de photos prises durant ce périple, il n’en a publié aucune sur les réseaux sociaux. Lui qui utilise régulièrement Facebook a choisi le silence. Aujourd’hui, nombre de journalistes auraient diffusé la première image obtenue. Lui, au contraire, a décidé de patienter, d’accumuler ce qu’il voyait et d’attendre son retour. Car ces fragments d’information ne relevaient pas du partage instantané: ils méritaient d’être inscrits dans l’Histoire. Une discipline journalistique devenue rare: enregistrer non pas l’instant, mais le sens.


La carte mentale du Turkestan oriental


Le livre n’est pas seulement un récit de voyage. C’est aussi une reconstitution de la carte mentale, historique, géographique et politique du Turkestan oriental. Grâce à cette grille soigneusement dessinée, les lecteurs découvrent, de Korgas à Hotan, de Kaşgar à Turfan, comment les villes ont été détruites puis remodelées. Par exemple, dans son récit de la destruction d’Aksu en 2019, Taha Kılınç écrit: "Lorsqu’ils ont rasé les tombes au bulldozer, on ignore encore ce qu’il est advenu des ossements de Lütfullah Muttalib, l’un des plus grands poètes de la mémoire ouïghoure." (p.79)


Une seule phrase suffit à comprendre comment la Chine efface la mémoire d’un peuple.


Les mosquées prises en otage


Les observations de Taha Kılınç sur les villes du Turkestan oriental regorgent de scènes bouleversantes:


* À Hotan, on exige des fidèles du vendredi un serment d’allégeance à la Chine.
* À Urumçi, les mosquées semblent ouvertes mais il est impossible d’y prier.
* Toutes les mosquées de Gulja sont fermées.
* Celles de Yarkent ont été transformées en musées.
* À Tuyuk, le dernier appel à la prière a été lancé en 2015.
* À Kaşgar, il reste au plus trois vieillards portant la barbe.
* Dans les rues, aucune femme voilée.

Face à une mosquée enchaînée à Gulja, il écrit: "C’était un lieu de culte captif au cœur d’un quartier musulman." (p.72)


Pas une seule femme voilée


En parcourant les rues du Turkestan oriental, le détail qui frappe Taha Kılınç est l’absence totale de femmes musulmanes vêtues selon les normes religieuses. Après des heures passées à Gulja, ils n’en croisent aucune. La plupart des femmes ont la tête entièrement découverte. Celles qui portent une forme de foulard y sont contraintes dans un style appelé
"kundak bağlamak"
, laissant oreilles, cou et bijoux visibles. Dans une ville comptant officiellement plus de 200 000 musulmans, l’absence totale de femmes couvertes ne peut être un choix: c’est la marque d’une pression politique. La même scène se répète à Kaşgar et ailleurs. L’auteur résume ainsi:
"Si, dans une ville musulmane, on ne voit pas une seule femme couverte dans les rues, cela signifie que le voile et la pudeur font l’objet d’une répression politique sévère."
(p.116)

Un système qui criminalise jusqu’à la mort


Le régime chinois ne se contente pas d’interdire les pratiques religieuses: il criminalise même la mort et les rites funéraires. Les visites aux cimetières sont interdites. Prier sur une tombe, ouvrir les mains pour invoquer… tout est passible de sanction. Les caméras surveillent les entrées et sorties. Les cimetières sont vides. Seul le silence demeure. Et Taha Kılınç note:
"Assister à une cérémonie funéraire ou accompagner la prière en arabe est désormais considéré comme un crime."
(p.189)

Une liste d’interdictions qui déborde dans les rues


Au Turkestan oriental, la vie ordinaire elle-même devient suspecte. Les interdictions s’accumulent, parfois inimaginables:


* Les couteaux des marchés sont attachés par des chaînes.
* Avoir trop de nourriture chez soi est interdit.
* Posséder trop de couettes ou de matelas est suspect.
* Il est prohibé d’acheter corde, tente, haltère ou boussole.
* À la station-service, seul le conducteur peut descendre du véhicule.
* Apprendre le turc ou l’arabe est un crime.
* Recevoir des invités chez soi est impossible.

Taha Kılınç décrit ainsi la surveillance totale:
"Le fameux système chinois de 'surveillance de masse' était partout. La Chine surveillait les villes du Turkestan oriental –comme ailleurs– non seulement par des caméras, mais aussi par des programmes électroniques et en ligne installés sur les appareils. Les gestes physiques, les habitudes quotidiennes, les orientations religieuses, les contacts… tout était observé. J’ai même lu qu’une consommation d’électricité ou de carburant supérieure à la normale pouvait entraîner des sanctions."
(p.47)

Pour un Ouïghour, même une surconsommation électrique devient un crime.


La politique de sinisation de l’Islam


La question posée par Taha Kılınç après huit jours de route et d’observation est profonde: "Comment les enfants musulmans pourront-ils préserver leur identité religieuse et nationale s’ils grandissent sans entendre l’appel à la prière, sans aller à la mosquée et sans prier en communauté?" (p.72)

Cette inquiétude montre que la Chine ne vise pas seulement le présent, mais l’avenir même de cette communauté. Religion, mémoire culturelle, langue, cimetières, mosquées, rites, pratiques quotidiennes… tout est méthodiquement démantelé. Ce que Pékin appelle "Projet de rééducation" n’est rien d’autre qu’une entreprise de déconstruction d’un peuple, cellule par cellule, pour remodeler et finalement siniser l’Islam.


Désormais impossible à nier


En refermant le livre, je veux dire en tant que collègue ce qui me semble évident: Taha Kılınç a accompli ce que personne n’avait réussi depuis des années. Il a arraché la vérité aux ruelles que la Chine tente de cacher. Il a vu, écrit, documenté. Désormais, lorsqu’il sera question des Ouïghours, les phrases
"Il n’y a aucun problème"
,
"Ils sont heureux"
ou
"La Chine lutte contre le terrorisme"
ne pourront plus masquer la réalité. (p.47)

Ce livre nous offre des mots, des phrases, des preuves pour dire le vrai sur le Turkestan oriental. Sa portée est confirmée par ses quatre réimpressions en un mois.


Je conclus avec les sentiments de l’auteur au moment de quitter ces terres:
"Nous quittions le Turkestan oriental en laissant derrière nous tant de drames et de douleurs. Nous avons vu de nos yeux ce que nous avions entendu, écouté et lu pendant des années. La réalité se tenait devant nous, impossible à nier. Ce que nous savions par certitude rationnelle, nous l’avons désormais inscrit en certitude visuelle et existentielle."
(p.244)
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