Au nom de l'inox et des batteries, la plus grande mine de nickel au monde déloge une tribu

11:544/06/2025, mercredi
AFP
Un site d'extraction de nickel et la lisière de la forêt où Bokum, membre de la tribu autochtone Hongana Manyawa, patrouille régulièrement pour surveiller l'activité minière à Halmahera Est, Maluku Nord.
Crédit Photo : STR / AFP
Un site d'extraction de nickel et la lisière de la forêt où Bokum, membre de la tribu autochtone Hongana Manyawa, patrouille régulièrement pour surveiller l'activité minière à Halmahera Est, Maluku Nord.

Bokum, membre d'une des dernières tribus de chasseurs-cueilleurs d'Indonésie, presque totalement isolée du monde moderne, se désespère : sa forêt vierge, stupéfiante de beauté sur une île des Moluques, est riche en nickel.

Et abrite depuis six ans la plus grande mine de ce métal au monde, exploitée par des groupes chinois et français.


Pour le voir de ses yeux, il faut s'enfoncer profondément dans la jungle de l'île de Halmahera, à 2.400 km à l'est de Jakarta. Ici vit la tribu des Hongana Manyawa (
"Peuple de la forêt"
), dont 500 membres mènent encore une vie nomade, sans aucun contact avec la civilisation moderne.

Bokum, lui, fait partie des 3.000 autres membres de la tribu acceptant des contacts limités. C'est donc lui qui montre à une équipe de la presse comment la vaste concession minière de Weda Bay Nickel défigure ses terres tribales.


Au milieu d'une nature à couper le souffle, les machines abattent et creusent. La mine s'étend pour répondre à la demande phénoménale de nickel, utilisé pour fabriquer de l’acier inoxydable et indispensable à la majorité des batteries de véhicules électriques. Pas moins de 17 % du nickel mondial provient de cette seule mine, selon son site en 2023. L’Indonésie est de loin le premier producteur mondial.

"J’ai peur qu’ils continuent à détruire la forêt"
, confie Bokum, qui dit ne plus trouver les cochons sauvages et poissons dont il se nourrissait.
"Nous ne savons pas comment survivre sans notre terre, sans notre nourriture."

L’homme vit à 45 minutes de marche, plus au cœur de la forêt. Il a accepté de témoigner en compagnie de son épouse Nawate, qui garde le silence. Mais il ne s’attarde pas: avant de partir, il a aperçu des ouvriers près de chez lui.

"Les ouvriers de la mine ont essayé de cartographier notre territoire"
, explique-t-il, une machette à portée de main.
"C’est notre maison et nous ne la leur donnerons pas."

Le sort des Hongana Manyawa a suscité une vive émotion ces derniers mois, après la diffusion de vidéos virales montrant des membres amaigris, sortis de la forêt pour mendier de la nourriture. Mais l’avenir de cette région, si éloignée de Jakarta, ne semble pas être une priorité nationale.


Trois jours de périple à travers les 36 km de la concession minière — soit 45.000 hectares — permettent de constater l’impact des technologies modernes sur l’homme et la nature.

Les explosions à répétition font fuir les oiseaux. Des hélicoptères survolent les perroquets verts, hiboux des Moluques, calaos et abeilles géantes. Le long de la route, des souches d’arbres signalent l’invasion des machines. Au loin, des gardiens de la mine tirent sur des oiseaux tropicaux avec des fusils à air comprimé.


Le vacarme des excavatrices ne cesse jamais, même la nuit, rivalisant avec les grenouilles et les insectes. Les rivières, tapissées de boue, ne contiennent plus de poissons et irritent la peau tant elles sont souillées.


"Protocoles de contact"


La Constitution indonésienne reconnaît les droits fonciers des autochtones. En 2013, la Cour constitutionnelle a même transféré le contrôle des forêts coutumières des mains de l'État aux communautés locales.

Mais faute de titres fonciers et de législation spécifique, les Hongana Manyawa ont peu de chances de faire valoir leurs droits face à la coentreprise Weda Bay Nickel (WBN), détenue majoritairement par le géant chinois Tsingshan et minoritairement par le groupe français Eramet.


WBN affirme pratiquer une
"exploitation minière responsable"
et former ses employés au
"respect des coutumes et traditions locales"
. Elle déclare n’avoir
"aucune preuve"
que des groupes isolés soient affectés par ses activités.

Eramet, dont le nouveau PDG a accompagné Emmanuel Macron en visite en Indonésie, affirme avoir demandé un audit indépendant sur les "protocoles de contact" avec les Hongana Manyawa.


L’entreprise assure également qu’un examen de l’usage des forêts et rivières par la tribu est en cours. Mais selon le ministère indonésien de l'Énergie, il existe bien
"des preuves de l'existence de tribus isolées autour de Weda Bay"
. C’est la première reconnaissance officielle de la présence des Hongana Manyawa isolés, selon l’ONG Survival International. Pour l’organisation, une
"zone interdite"
est la seule solution pour éviter leur extinction.

Eramet affirme former ses employés à éviter tout contact avec ces groupes. Tsingshan, de son côté, n’a pas répondu aux sollicitations de l’AFP. Eramet nie toute pollution de l’eau et affirme que l’activité minière a
"créé de nombreuses opportunités économiques".

Mais pour Bokum, la réalité est autre:
"Depuis que l’entreprise a détruit notre maison, notre forêt, nous avons du mal à chasser, à trouver de l’eau propre"
, affirme-t-il en langue tobelo.

Racket, prostitution et maladies


Depuis 2019, la région a basculé dans un climat de Far West. À un poste de contrôle, le véhicule des journalistes de l’AFP est stoppé par des hommes réclamant de l’argent.


Près des localités de Lelilef Sawai, Gemaf et Sagea, des travailleurs en casque circulent sur des routes boueuses, bordées de boutiques et de prostituées racolant devant des hôtels délabrés. Les tours de fusion du nickel déversent des panaches dans le ciel.

La main-d’œuvre a doublé depuis 2020, atteignant près de 30.000 personnes, en majorité étrangères. Cette arrivée a coïncidé avec une hausse des cas de VIH et de maladies respiratoires, selon les associations.


"Les entreprises minières n'ont pas de bonnes pratiques, violent les droits de l'homme et ne font quasiment pas de contrôles"
, dénonce Adlun Fiqri, porte-parole de Save Sagea.

"Avant la mine, tout était calme, agréable"
, confie Ngigoro, ancien membre du groupe isolé, qui avait fui la forêt avec sa mère enfant.
"Cette terre appartient aux Hongana Manyawa"
, ajoute-t-il en marquant le sentier de sa machette.

Onze manifestants autochtones ont déjà été interpellés, selon Amnesty International.


Tesla et la pression internationale


Bokum affirme avoir déménagé six fois pour fuir l’avancée de la mine. Les ONG redoutent une disparition pure et simple de la tribu.
"Ils dépendent entièrement de la forêt. Si elle disparaît, eux aussi"
, s’alarme Callum Russell, de Survival International.

Le gouvernement affirme avoir documenté ces tribus, assurant les avoir
"impliquées dans le processus décisionnel"
. Mais les ONG jugent cela improbable, la majorité des membres évitant tout contact avec la technologie ou les étrangers.

Certaines entreprises ont réagi. Tesla, qui a signé des accords dans le nickel indonésien, a proposé des zones interdites pour protéger les peuples autochtones.

Le constructeur suédois Polestar a aussi indiqué vouloir éviter de nuire à des
"communautés non contactées"
. Mais pour Bokum, le danger est déjà là : une carrière à ciel ouvert de 2,5 km se trouve juste derrière la colline où il cultive ananas et manioc.

La mine lui a offert un téléphone portable pour communiquer. Mais pour capter un signal, il doit s’en approcher. Et quand des ouvriers rôdent, Bokum brandit sa machette:


C’est notre terre. Nous ne consentirons pas à sa destruction.

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