JURDI: La France n'a "rien fait" pour empêcher le génocide à Gaza

David Bizet
16:056/11/2025, jeudi
MAJ: 6/11/2025, jeudi
Yeni Şafak

Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l'Université Paris 8 et secrétaire général de l'association JURDI, détaille dans cette interview les obligations internationales de la France en matière de prévention du génocide. Depuis l'ordonnance de la Cour internationale de justice du 26 janvier 2024 établissant un risque plausible de génocide à Gaza, la France devrait prendre des mesures concrètes : sanctions individuelles, embargo sur les armes, pressions diplomatiques et économiques. Face à l'inaction de l'État français, JURDI a saisi le tribunal administratif de Paris.

JURDI: une association au service du droit international


Benjamin Fiorini
, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l'Université Paris 8, directeur de l'Institut d'Études Judiciaires et juge-assesseur à la Cour nationale du droit d'asile, s'exprime en tant que
secrétaire général de JURDI
(association des juristes pour le respect du droit international). Cette association, créée en mai 2024, réunit plus de 100 membres issus du monde juridique: universitaires, avocats et magistrats de haut niveau.

L'objectif de
JURDI
est clair: faire entendre la voix du droit international concernant spécifiquement la situation israélo-palestinienne.
"On s'est aperçu que dans les médias français et peut-être plus largement européens, il y avait beaucoup de mensonges propagés sur le droit international"
, explique Benjamin Fiorini.

L'association mène un travail de clarification et de pédagogie à travers des tribunes, des interventions médiatiques et des colloques. Mais
JURDI
agit également concrètement sur le terrain judiciaire, en France, en Europe et au niveau international.

La qualification juridique du génocide selon le droit international


Pour
Benjamin Fiorini
, la définition du génocide repose sur deux textes fondamentaux: la
convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide
, et le
statut de la Cour pénale internationale
(CPI)
qui reprend cette définitio
n. "Un génocide, c'est une succession d'actes graves: des meurtres, des atteintes graves à l'intégrité physique ou psychique, le fait de soumettre une population à des conditions d'existence de nature à entraîner sa destruction"
, précise-t-il.

L'élément crucial est l'
intention génocidaire
: ces actes doivent être réalisés dans le but précis de détruire tout ou partie d'une population. Depuis le 26 janvier 2024, date de l'ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ), il existe
"à minima un risque plausible de génocide dans la bande de Gaza".

Cette qualification s'appuie sur de nombreux rapports onusiens, notamment ceux de
Francesca Albanese
, rapporteuse spéciale de l'ONU, ainsi que sur des documents produits par
Médecins sans frontières
,
Amnesty International
et
Human Rights Watch
.
"Il y a une convergence exceptionnelle de points de vue qui convergent vers cette qualification de génocide"
, souligne le juriste. L'intention génocidaire est même
"clamée haut et fort par certains responsables israéliens qui appellent ouvertement au nettoyage ethnique".

L'obligation de prévention: un impératif juridique pour la France


La convention de 1948 impose à tous les États du monde,
"y compris ceux qui ne l'ont pas signée"
rappelle Me Fiorini, une obligation de prévenir le crime de génocide. C'est ce qu'on appelle en droit international l'effet "erga omnes" des conventions relevant du droit international impératif. Depuis l'
ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024
, la France a donc l'obligation légale de
"tout mettre en œuvre, tout ce qu'elle peut raisonnablement mettre en œuvre pour prévenir le crime de génocide".

Or, selon
Benjamin Fiorini
,
"la France n'a rien fait, n'a pas pris de mesures concrètes pour s'assurer de la prévention du crime de génocide"
.

Quelles mesures concrètes un État devrait-il prendre ? Le secrétaire général de JURDI en énumère plusieurs: des sanctions individuelles ciblées contre les hauts responsables israéliens ayant appelé au nettoyage ethnique, un embargo sur les armes, des mesures diplomatiques et des sanctions économiques.


En France, il n'y a aucune sanction particulière qui vise un haut militaire israélien

"Aujourd'hui en France, il n'y a aucune sanction particulière qui vise un haut militaire israélien, quand bien même ce serait un ministre qui aurait appelé ouvertement au nettoyage ethnique"
, déplore-t-il. Plus grave encore,
"des armes continuent à transiter par la France à destination d'Israël"
, alors que ces armes pourraient être utilisées pour commettre des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou un génocide.

Un recours devant le tribunal administratif de Paris


Face à cette inaction,
JURDI
a d'abord adressé une mise en demeure à l'État français, puis a saisi le tribunal administratif de Paris en septembre 2024. L'objectif: obtenir que le tribunal constate que la France ne s'est pas conformée à son obligation de prévention du génocide et qu'il lui demande de prendre les mesures nécessaires.

Cette action s'inscrit dans une démarche plus large visant à établir la responsabilité de la France.
Benjamin Fiorini
rappelle que l'inaction peut constituer une forme de complicité:
"Il y a des juridictions pénales nationales comme en France où on a parfois été amené à considérer que le simple fait de s'abstenir face à un crime qui était commis pouvait être considéré comme de la complicité d'un point de vue pénal".

Cette complicité est d'autant plus caractérisée que
la France ne se contente pas d'être inactive
:

"On ne parle pas que d'inaction parce qu'on parle aussi de livraison d'armes. La livraison d'armes, ce n'est pas de l'inaction, ça veut dire qu'on contribue quelque part à nourrir la machine qui commet des crimes, à nourrir la machine notamment génocidaire".

La question des soldats franco-israéliens


Au-delà de la prévention, il existe également une obligation de répression des personnes qui commettent ou sont complices d'un génocide. Les soldats franco-israéliens, en tant que ressortissants français, peuvent être jugés en France pour leurs actes.
"À partir du moment où vous avez une personne qui a la nationalité française, quand bien même elle aurait une autre nationalité par ailleurs, ça permet à la France de le juger"
, explique
Benjamin Fiorini
.

Pour l'instant, quelques procédures ont été ouvertes, notamment concernant des personnes ayant incité à bloquer l'entrée d'aide humanitaire à Gaza, ce qui est qualifiable de complicité de génocide. Mais aucune affaire notable visant des soldats franco-israéliens n'a émergé dans les médias.
"Peut-être que ça viendra, on l'espère en tout cas"
, affirme le juriste, précisant que cela suppose des enquêtes approfondies et la collecte de preuves, notamment les images qui parviennent de Gaza.

Un recours contre l'Union européenne


JURDI
a également déposé un recours devant la
Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)
contre la Commission européenne et le Conseil de l'Union européenne. Ce recours en manquement vise à constater que l'UE n'a pas respecté son obligation de prévention du génocide.

Le contraste avec la Russie est saisissant:
"Pour la Russie, l'Union européenne était capable de prendre tout un train de sanctions. On en est au dix-neuvième paquet de sanctions contre la Russie"
, rappelle Benjamin Fiorini.
"Alors que pour Israël, alors même que les services de l'Union européenne constatent eux-mêmes qu'Israël viole allègrement les droits humains, on n'a pas été capable de prendre la moindre petite sanction".

Cette application à deux vitesses du droit international pose un problème juridique majeur. Le tribunal de l'Union européenne a d'abord rejeté le recours de JURDI au motif que l'association n'aurait pas d'intérêt à agir. JURDI conteste cette décision et a porté appel devant la CJUE, invoquant la jurisprudence qui reconnaît l'intérêt à agir des associations dont l'objet statutaire concerne précisément la situation visée.


La suspension de l'accord d'association UE-Israël


Benjamin Fiorini
plaide pour la suspension de l'accord de libre association entre l'UE et Israël. Les services de l
'Union européenne
ont eux-mêmes constaté une violation flagrante des droits humains par
Israël
à
Gaza
et en Palestine occupée (Cisjordanie). Or, l'article 2 de cet accord conditionne son application au respect des droits humains.

"La suite du raisonnement devrait être: donc on le suspend ou donc on l'aménage. Et finalement, on n'a fait ni l'un ni l'autre"
, déplore-t-il. Cette suspension est juridiquement nécessaire si l'on respecte l'ordre international. Certes, il existe des freins politiques, certains pays s'opposant aux sanctions contre Israël, mais
JURDI
estime que l'
UE
doit se conformer à ses obligations internationales.

Les risques juridiques de l'inaction


L'inaction de la France et de l'Union européenne n'est pas sans conséquences juridiques. Si la CJUE constate que l'UE ne s'est pas conformée à ses obligations internationales, cela entraîne plusieurs risques : une responsabilité financière avec des réparations dues aux victimes, et surtout un risque d'engagement de la responsabilité pénale des États et de leurs dirigeants, notamment les ministres des Armées.


"Il y a un risque financier et un risque d'engagement de la responsabilité pénale de ces États et aussi des dirigeants de ces États"
, avertit Benjamin Fiorini. C'est cette double menace que JURDI espère utiliser pour
"renverser la vapeur".

Le problème de l'ineffectivité du droit international


Benjamin Fiorini
reconnaît que le droit international souffre d'un problème d'ineffectivité.
"On constate que le droit international va très bien s'appliquer dans certaines situations, mais pas dans d'autres, et en particulier dans les situations qui vont déranger des États puissants, généralement des États occidentaux".

L'exemple de la Cour pénale internationale est révélateur. Pendant longtemps, seules des affaires africaines étaient poursuivies, alors que
"l'Afrique n'a pas le monopole des crimes contre l'humanité"
.

Mais les mandats d'arrêt émis contre
Benjamin Netanyahu
et son ancien ministre de la Défense
Yoav Gallant
montrent qu'un chemin est tracé vers
"une application un peu plus régulière, horizontale et unanime du droit international".

Malgré cette ineffectivité,
Benjamin Fiorini
reste convaincu que le droit international demeure
"un puissant levier"
pour mettre fin à ce type de situation.
"Ce n'est pas un levier qui est suffisant lui-même, mais ça fait partie des leviers qui, en conjonction avec d'autres leviers, notamment des pressions qui peuvent venir du peuple, de la société civile, ça permet, ça permettra, nous l'espérons, de faire changer la situation".

Abandonner le droit international: le règne du plus fort


Que se passerait-il si, face à cette ineffectivité, on abandonnait les règles du droit international ?
"Il reste à la place la loi du plus fort, et la loi du plus fort, c'est peut-être le pire monde que l'on puisse imaginer"
, répond Benjamin Fiorini. Le droit à l'autodétermination des peuples, le respect des droits humains, ces grands principes constituent le seul rempart contre l'arbitraire.

"Le droit international, il est tissé des lois d'humanité. Il est fait de lois d'humanité qui répondent à une forme de conscience universelle et qu'on a érigées collectivement au sortir de la Seconde Guerre mondiale en disant qu'il y a des situations qui sont tellement horribles qu'on a l'obligation morale de les refuser"
, rappelle-t-il.

Répondre à l'accusation d'antisémitisme


Ceux qui dénoncent les violations du droit international par Israël sont régulièrement taxés d'antisémitisme. Pour Benjamin Fiorini, ces critiques sont
"absolument absurdes". "Faire respecter le droit international, demander son respect, ça suppose qu'il s'applique à tout le monde et notamment à Israël, qui n'a pas à faire exception à la règle".

Ces accusations sont
"utilisées par des personnes qui veulent décrédibiliser toutes les personnes qui entreprennent des actions pour lutter contre les crimes commis par l'armée israélienne"
. Dans le débat public français,
"quand vous venez en soutien à la défense des droits fondamentaux du peuple palestinien, assez rapidement, vous pouvez être taxé d'antisémitisme de manière totalement abusive".

Benjamin Fiorini précise:
"Ça ne veut pas dire que l'antisémitisme n'existe pas. Évidemment il existe et c'est un problème très important. Mais demander le respect du droit international ne peut en aucun cas être assimilé à une forme d'antisémitisme".

Le silence des médias français


Pourquoi les médias français relaient-ils si peu les actions de JURDI ? Benjamin Fiorini identifie deux causes principales. D'abord, la concentration médiatique:
"Il existe dans le système médiatique français un phénomène de concentration qui fait que certains médias sont eux-mêmes liés à des groupes d'intérêts qui n'ont pas vocation à promouvoir le respect du droit international".

Ensuite, la méconnaissance du droit international par de nombreux journalistes:
"Vous êtes face à des journalistes qui parfois ne vont pas savoir séparer le bon grain de l'ivraie, pas savoir différencier l'information qui est pertinente en termes de droit international et celle qui ne l'est pas".

Pourtant,
JURDI
compte dans ses rangs
"vraiment des stars du droit international, des personnes qui vont consacrer leur vie à cette matière et qui sont vraiment très compétentes"
.

Cette double méfiance, liée aux intérêts économiques et à la méconnaissance technique, explique le faible écho médiatique des actions de l'association.


Un message aux juristes: défendre notre humanité


Benjamin Fiorini
conclut par un appel aux juristes:
"On est face à une situation qui est d'une gravité exceptionnelle et face à ce type de situation, on ne peut pas rester les bras croisés. Il faut véritablement avoir un comportement qui est en adéquation avec nos engagements, avec les valeurs fondamentales qu'on porte".

Pour lui, défendre les droits fondamentaux du peuple palestinien, le droit à la vie, le droit à la santé, le droit à l'autodétermination, c'est aussi
"défendre notre humanité"
. Les lois d'humanité élaborées après la Seconde Guerre mondiale imposent une obligation morale de refuser les situations les plus horribles.

L'action de
JURDI
s'inscrit dans cette perspective: rappeler que le droit international n'est pas un luxe ni une option, mais une nécessité vitale pour préserver ce qui reste d'humanité dans les relations entre États. Face à l'inaction des gouvernements, l'association mise sur les recours judiciaires et la pression de la société civile pour obtenir le respect du droit.

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