L'Égypte face à Gaza: stratégie politique et intérêts cachés

La rédaction
18:0310/10/2025, vendredi
Yeni Şafak

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a récemment qualifié Israël d'ennemi, un tournant historique depuis 1977. Cependant, derrière ce discours se cache une stratégie complexe. L'Égypte n'a pas condamné les violences à Gaza ni levé le blocus. Elle maintient des relations avec Israël tout en réprimant toute critique interne. Le régime craint l'instabilité économique et refuse l'afflux de réfugiés palestiniens. Cette position révèle un double jeu : soutien symbolique aux Palestiniens pour l'opinion publique, mais priorité absolue aux intérêts nationaux et à la stabilité du régime de Sissi.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a récemment créé une onde de choc en qualifiant publiquement Israël d'ennemi, marquant une rupture rhétorique historique depuis la visite d'Anouar el-Sadate à Jérusalem en 1977. Cette déclaration, largement relayée par les médias internationaux comme Haaretz, le Times of Israel et le Jerusalem Post, a surpris les observateurs du conflit au Moyen-Orient.


"Nous devons changer la perception de l'ennemi afin que tout pays arabe, de l'océan au Golfe, puisse voir un cadre large englobant tous les pays islamiques et pacifistes"
, a affirmé le dirigeant égyptien. Ces propos semblent, à première vue, marquer un virage dans la position égyptienne et un soutien renouvelé à la cause palestinienne dans le contexte de la guerre à Gaza.

Une position ambiguë face au conflit


Depuis le début des hostilités intensives menées par Israël à Gaza en octobre 2023, la position égyptienne reste profondément ambivalente. Malgré les déclarations publiques de solidarité avec les Palestiniens, Le Caire n'a ni officiellement condamné les violences ni pris de mesures concrètes pour lever le blocus imposé à l'enclave palestinienne.


Au contraire, l'Égypte a maintenu ses relations diplomatiques et sécuritaires avec Israël, considérant ces liens comme essentiels à sa stabilité régionale et au maintien de l'aide militaire américaine, estimée à plus d'un milliard de dollars annuellement. Cette aide représente un pilier fondamental de l'économie militaire égyptienne et du régime de Sissi lui-même.


Répression interne et contrôle de l'opinion


Toute critique du régime concernant sa gestion du dossier palestinien est sévèrement réprimée. Selon les informations rapportées par RTS, le président Sissi a considérablement renforcé l'appareil autoritaire de l'État égyptien depuis son arrivée au pouvoir en 2013.


La surveillance numérique massive s'est intensifiée, visant particulièrement les réseaux sociaux et les influenceurs qui osent critiquer la position officielle. Les arrestations arbitraires et les disparitions forcées se sont multipliées pour étouffer toute velléité d'opposition, particulièrement sur les questions sensibles comme la Palestine.


Cette stratégie répressive vise explicitement à prévenir une révolte populaire similaire à celle du printemps arabe de 2011, qui avait renversé le président Hosni Moubarak après trente ans de pouvoir. Le régime de Sissi redoute profondément une mobilisation populaire qui pourrait remettre en question sa légitimité.


Le double jeu stratégique du Caire


L'analyse de la politique égyptienne révèle un double jeu sophistiqué: afficher publiquement un soutien aux Palestiniens pour satisfaire une opinion publique largement pro-palestinienne, tout en protégeant minutieusement les intérêts stratégiques et économiques nationaux.


Selon l'Institut Tahrir pour la politique du Moyen-Orient, le président
Sissi
craint l'effondrement de son régime sous la pression combinée d'une crise économique profonde et d'une répression systématique qui aliène des segments croissants de la population. Depuis 2013, il a méthodiquement concentré les leviers économiques entre les mains de l'armée égyptienne, créant un système où les militaires contrôlent des pans entiers de l'économie nationale.

Le point de passage de Rafah: symbole d'une politique pragmatique


La gestion du point de passage de Rafah illustre parfaitement cette approche pragmatique. L'accès au territoire égyptien depuis Gaza se fait désormais partiellement contre paiement de sommes considérables, oscillant entre 5 000 et 10 000 dollars par personne selon les sources.


Ce système limite drastiquement l'émigration palestinienne tout en générant des revenus substantiels pour l'État égyptien et certains intermédiaires. Il symbolise la marchandisation de la détresse humanitaire au service d'intérêts économiques et sécuritaires.


La militarisation du Sinaï et la "ligne rouge"


Parallèlement, selon le journal The New Arab, l'armée égyptienne a considérablement renforcé sa présence militaire dans la péninsule du Sinaï pour empêcher tout afflux massif de réfugiés palestiniens. Le Caire considère explicitement cette question comme une "ligne rouge" infranchissable.


Cette politique reflète principalement la volonté de protéger la stabilité du régime et l'économie égyptienne. Dans un pays déjà confronté à une inflation galopante, une dette extérieure massive et des difficultés sociales croissantes, l'accueil de centaines de milliers de réfugiés palestiniens pourrait déclencher des tensions internes majeures et déstabiliser davantage l'économie fragile.


Les Palestiniens, otages d'équilibres géopolitiques


Les Palestiniens de Gaza restent ainsi pris au piège d'une crise humanitaire sans précédent, coincés entre les bombardements israéliens et les frontières égyptiennes hermétiquement fermées. Leur sort dépend d'équilibres géopolitiques qui les dépassent largement, où leurs aspirations légitimes sont sacrifiées sur l'autel des intérêts nationaux des puissances régionales.


L'Égypte, malgré son histoire de soutien historique à la cause palestinienne et sa population majoritairement solidaire de Gaza, privilégie aujourd'hui la préservation de ses équilibres internes et régionaux au détriment d'une solidarité concrète.


Rhétorique versus réalité politique


Les déclarations martiales du président Sissi contre Israël peuvent impressionner et sembler marquer un tournant. Cependant, une analyse approfondie révèle une stratégie soigneusement calculée : maintenir un soutien symbolique et rhétorique aux Palestiniens pour satisfaire l'opinion publique arabe et égyptienne, tout en défendant prioritairement les intérêts nationaux, la stabilité du régime autoritaire et les relations stratégiques avec Israël et les États-Unis.


Cette politique illustre la complexité des dynamiques régionales au Moyen-Orient, où les positions officielles masquent souvent des calculs stratégiques bien éloignés des solidarités affichées. Pour les Palestiniens de Gaza, cette réalité géopolitique se traduit par un isolement tragique et une crise humanitaire qui s'aggrave quotidiennement, sans perspective de solution à court terme.


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